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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/72

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LE BRACELET DE FER

bruit d’une voiture roulant sur un terrain raboteux ! Pouvoir apercevoir une maison, une clôture, un signe d’habitation quelconque ! Pouvoir se dire que, non loin, d’autres êtres humains, bien abrités derrière des fenêtres bien closes, regardaient, eux aussi, les petits rigolets formés par l’eau du ciel, courant, ici et là, sur le chemin !…

Au lieu de cela, on était à quatre milles du rivage, ancré, en plein lac !… Ce lac, dont les eaux avaient revêtu une teinte grisâtre, blafarde, causèrent à Nilka, soudain, une sorte de superstitieuse terreur… Que de légendes avaient été tissées déjà sur le lac St-Jean ! sur ce bassin immense, au milieu duquel il sembla à la jeune fille tout à coup, qu’ils étaient les seuls êtres humains !… Oui, il était étrange ce lac… Jamais on n’y apercevait de bateaux de plaisance… Jamais on ne voyait passer de chaloupes contenant des excursionnistes, parlant, riant, ou chantant joyeusement… Seulement, de temps à autre, des barques de pêcheurs, ou bien des pirogues, dans lesquels on pouvait distinguer un Sauvage, maniant fiévreusement les avirons comme s’il eut hâte de fuir les parages de L’épave… Est-ce que vraiment on fuyait L’épave ?… Et pourquoi ?…

— Mais, allons ! Je ne vais pas me livrer au spleen, sûrement, parce qu’il pleut, n’est-ce pas ? se dit Nilka. Le temps ne peut être toujours beau… même dans les régions du lac St-Jean… Et puis, si une simple… ondée m’impressionne à ce point, que serait-ce si nous avions un orage électrique ou une tempête de vent ?…

Pour chasser ses pensées importunes, elle monta au deuxième pont, à l’avant duquel Joël s’était fait une sorte d’atelier. Joël était excellent menuisier ; il travaillait le bois comme s’il eut fait son apprentissage. Dans le moment, il était à construire une petite embarcation, mi-chaloupe, mi-pirogue, pour Nilka.

— Je viens voir si la chaloupe avance, Joël, dit la jeune fille, en entrant dans l’atelier. Oh ! Mais ! ajouta-t-elle, ça va bien ! Que c’est joli déjà !

— Ce sera solide, en même temps que bien balancé, dans tous les cas, Mlle Nilka, répondit Joël, tout fier, à coup sûr, des exclamations de sa jeune maîtresse. Ce sera léger aussi, au prix des chaloupes de L’épave, et maintenant que vous savez si bien manier les avirons, vous pourrez faire de belles petites promenades sur le lac, aussitôt que votre chaloupe sera prête… du moment que vous ne chercherez pas trop à vous éloigner de… la maison, Mlle Nilka.

— Je m’en promets de l’agrément, dans la jolie chaloupe, tu sais, Joël !

— Savez-vous, Mlle Nilka, reprit le domestique, je vais demander à M. Lhorians de peindre un nom à l’avant de cette chaloupe. M. Lhorians est vraiment un artiste, à ses heures, et…

— Il faut lui trouver un nom alors… à la chaloupe, je veux dire, répondit la jeune fille.

— Nous la nommerons « Nilka »… Il n’est pas de plus beau nom…

— « Nilka »… Pour une chaloupe, je te dirai bien que je n’aime pas cela, Joël. Cherchons un autre nom !

— Un autre nom ?… Moi, je ne sais pas, chère Mlle Nilka !

— Oh ! J’ai trouvé ! s’écria la jeune fille en battant des mains ; nommons ma chaloupe « L’Oiseau Bleu » !

— Mais, oui ! « L’Oiseau Bleu » ! Vous ne pouviez trouver mieux, Mlle Nilka ! Et, écoutez, je peinturerai la chaloupe en bleu, un beau bleu, couleur du firmament ou des flots du lac St-Jean. Sur le fond bleu de la chaloupe, son nom, à l’avant, en lettres noires, ressortira avec avantage. « L’Oiseau Bleu » ; c’est précisément le nom qui lui convient ! fit Joël.

« L’Oiseau Bleu »… Ce nom rappelait à Nilka un passé peu éloigné, un passé tissé de sourires et de larmes.

Chapitre IV

ÉTRANGE !


Après le souper, ce soir-là, on ne resta pas longtemps sur l’avant-pont. La pluie, arrivant sur le toit du deuxième pont, qui était en tôle, produisait un bruit désagréable, et énervant, à la longue. On se rendit donc au salon et on se livra à la lecture. Nilka était à lire un récit de voyages et d’aventures, qui les intéressait tous.

Inutile de dire que Joël n’était plus considéré comme un domestique par les Lhorians. Ce pauvre Joël !… Depuis des années qu’il ne recevait plus de gages, et les quelques dollars qu’il était parvenu à déposer dans une banque jadis, avaient été employés à acheter le nécessaire pour la famille, après l’incendie. Tout de même, il savait tenir sa place, et bien que Nilka et son père le traitassent comme un membre de la famille, il se disait qu’il était leur domestique, et qu’il le serait jusqu’à la mort.

À dix heures précises, chacun se retira dans sa chambre.

Nilka emporta dans sa cabine la lampe de la salle, qu’elle déposa sur son lavabo, puis, ayant fermé la porte de sa chambre, elle se mit à écrire dans un cahier, qu’elle avait trouvé dans un des compartiments du pupitre. Joël, afin d’essayer de procurer un moyen de distraction à la jeune fille, lui avait suggéré de « tenir le journal du bord », et cela l’amusait beaucoup d’inscrire, chaque soir, les petits évènements de la journée.

Onze heures sonnaient à l’horloge du salon, lorsque Nilka se décida de se mettre au lit. Mais auparavant, elle fit ce qu’elle faisait chaque soir ; elle entr’ouvrit sa porte et jeta un coup d’œil dans la salle. Aussitôt, Carlo, qui couchait sur le seuil de la porte de chambre de la jeune fille, se mit à frétiller de la queue.

— Beau Carlo ! Brave Carlo ! fit-elle, en caressant le chien.

S’étant assurée que tout était tranquille et que la veilleuse était allumée dans la salle, Nilka referma sa porte, puis elle se coucha.

Durant ce demi sommeil qui précède le sommeil véritable, elle crut entendre un bruit assez étrange… Était-ce un bruit de pas ?…