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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/90

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LE BRACELET DE FER

pe, puis, après s’être délassé un peu, on remonta en voiture et les chevaux, bien reposés, repartirent, grand train.

À deux heures précises, on arrivait à la Pointe Bleue.

Chapitre XIV

YATCHA


— Quel singulier village ! s’écria Nilka, lorsqu’on fut parvenu à la Pointe Bleue. Il n’y a pas de rues…

— Non, Mlle Nilka, répondit Raphaël Brisant, il n’y a pas de rues à la Pointe Bleue. Les maisons ont été, en quelque sorte, jetées ici et là, au hasard, de chaque côté du chemin du Roi, et cela produit un étrange effet.

Les maisons de la Pointe Bleue n’étaient, en fin de compte, que des masures, dont les unes, blanchies à la chaux, les autres, en bois brut. Elles n’étaient que d’un étage, les pièces divisées au moyen de simples cloisons, le pavé en terre battue.

Sur le seuil de quelques-unes de ces masures étaient des sauvagesses. Assises sur leurs talons, elles se balançaient lentement, tout en fredonnant un chant qui produisait un effet assez lugubre aux oreilles des blancs. Ces femmes travaillaient ; les unes à tresser des brins de paille teinte, dont elles fabriquaient des paniers, les autres à enfiler des verroteries, qu’elles cousaient ensuite sur des peaux de chamois, taillées en formes de chaussures.

Nos amis descendirent de voiture.

Sur les bords du chemin, Nilka vit des Sauvages, les uns portant le costume des blancs et les autres, se drapant dans des couvertes multicolores. Ces derniers, les bras croisés sur leur poitrine, regardaient, d’un air indifférent, mais grave, les étrangers, venus (ils le savaient bien) par curiosité, à la Pointe Bleue. Ceux qui portaient des complets bleus, bruns, gris ou noirs, saluaient les étrangers, en murmurant : « Couei », mot sauvage qui signifie « bonjour ».

Nilka vit aussi des Sauvagesses s’acheminant vers le bord de l’eau, chacune portait sur sa tête un panier rempli de linge ; elles allaient faire la lessive à même la rivière. En effet, sur le bord de l’eau, d’autres Sauvagesses lavaient leur linge. Agenouillées, elles frottaient, battaient, rinçaient, tordaient ce linge, avec une dextérité remarquable.

Une femme revenait chez elle, portant sur sa tête un panier rempli de linge qu’elle venait de lessiver. À côté d’elle, marchait un animal colossal, qui suscita l’étonnement de Nilka.

— Oh ! dit-elle. Jamais je n’ai vu de chien aussi gros que celui-là ! Elle tendit la main, avec l’intention de flatter la bête ; mais Raphaël Brisant saisit cette main au passage en s’écriant :

— Prenez garde !

— Mais, M. Brisant, répondit la jeune fille en riant, je n’ai nullement peur des chiens !

— Cette bête n’est pas… précisément un chien, chère enfant, fit Raphaël ; c’est un ours.

— Un ours ! s’écria Nilka. Un ours ! Vous voulez rire, sans doute, M. Brisant ? Un ours courant les chemins…

— C’est un ours, Nilka, dit sérieusement Léona. Voyez-le dandiner sa grosse tête, de droite à gauche, de gauche à droite…

— Un ours !… Et il se promène ainsi, en toute liberté, dans le village ! C’est incroyable !

— Regardez, là-bas, chère petite, dit Cédulie, et vous en verrez deux autres, sur le bord de l’eau. Ils ne sont pas jugés dangereux, car ils sont apprivoisés ; mais, tout de même, un ours c’est un ours.

— Certes ! fit Nilka. Et pourquoi les sauvages gardent-ils ces bêtes, Mme Brisant ? questionna-t-elle.

— Pour les vendre à la compagnie de la Baie d’Hudson… Tenez, entendez-vous ces hurlements venant de l’autre extrémité du village ? Ce sont des loups.

— Des loups ! Oh ! allons-nous en d’ici, M. Brisant ; j’ai… j’ai peur !

— Ces loups sont enchaînés, Mlle Nilka, répondit Raphaël ; car, si l’on peut, assez facilement apprivoiser un ours, le loup ne s’apprivoise pas.

— Ainsi, le Lys Blanc a daigné venir nous rendre visite, à nous, humbles habitants de la Pointe Bleue ? fit une voix, à ce moment.

— Tiens ! Towaki-dit-Fort-à-Bras ! s’exclama Ève. Comment va, Towaki, mon bon ?

— Merci, cela va très bien, ma sœur blanche.

— Towaki !… Je ne t’avais pas reconnu, dit naïvement Nilka.

— Moi, je n’ai pas oublié, un seul instant, la « Demoiselle de L’épave » répliqua le Sauvage, d’un ton qui eut fait froncer les sourcils à Joël. Comment se porte mon frère blanc ? ajouta-t-il, en s’adressant à Alexandre Lhorians, et lui tendant (impudemment pensait Cédulie) la main.

— Tiens ! Tiens ! C’est Fort-à-Bras ! s’exclama l’horloger.

— Lui-même, mon frère blanc !… Et l’horloge de cathédrale ?

— Je suis à la perfectionner, Fort-à-Bras, et je t’invite à venir nous rendre visite ; tu en jugeras par toi-même.

— Merci, j’irai, répondit gravement le Sauvage.

(Ô Joël, si tu savais ce qui se passe, à la Pointe Bleue, en ce moment, si tu le savais) !

— Je serais heureux de vous promener un peu dans le village, dit Towaki, en s’adressant à tous. Voyez cette masure blanchie à la chaux, à votre gauche ; c’est là que je demeure, et cette femme qui tresse de la paille sur le seuil de la porte, c’est Yatcha, ma mère. Me permettez-vous de vous conduire vers elle ?

— C’est bien, répondit (prudemment) Raphaël Brisant.

Nilka jeta un coup d’œil sur Leona et Ève ; elle semblait leur dire qu’elles avaient calomnié Towaki, la veille, en affirmant qu’il avait honte de sa mère. Puisqu’il tenait tant à les conduire chez lui, c’était qu’il ne rougissait nullement de celle qui lui avait donné le jour sûrement.

Sur le seuil de sa masure se tenait Yatcha.