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ŒUVRES DE JULES LAFORGUE

jour. Puis Rieffel est parti — alors je me suis nourri très irrégulièrement — tantôt avec un franc par jour, tantôt douze sous. Une fois j’ai voulu, après bien des hésitations, entrer dans un petit restaurant à un franc.

Je suis sorti de là les joues en feu, la tête lourde ! si tu savais ce que c’est que cette nourriture bon marché, dont la cuisson est bâclée à la diable ! et que de poivre ! Au moins à la maison j’avais des bols de café au lait, d’énormes assiettes de ragoût, etc., si je n’avais que cela, et c’était sagement cuit. Voilà bien des détails terre à terre, n’est-ce pas ?

Hier, dimanche, je me suis tellement ennuyé, j’avais le cœur si serré de mon isolement dans ces foules se promenant, que cela devenait pour moi une sorte de jouissance d’artiste. Le matin j’ai pris une tablette Lombart, du café et deux sous de pain, puis j’ai travaillé jusqu’à cinq heures dans ma petite chambre. Et le soir ! Ah ! si tu m’avais vu ! Je me promenais seul, regardant les foules endimanchées rentrer, les tramways qu’on prenait d’assaut. Et des détails qui me faisaient sentir plus fortement encore ma solitude, une femme endimanchée, sortant d’une boulangerie, tenait à deux mains sur une serviette un rôti fumant, repas de famille, etc., etc. — Tu ne sais pas