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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/266

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RAPHAËL

Nous aurions voulu nous perdre ainsi, non sur une mer qui a des rivages, mais sur un firmament qui n’en a pas. Nous n’entendions plus les voix des bateliers ; ils étaient remontés à perte de vue le long de la grève de Savoie ; les caps nous les dérobaient ; nous n’entendions que la titillation éloignée et intermittente de la cascade, quelques brises folles qui traversaient de temps en temps l’air immobile, chargées des gémissements harmonieux des pins, et les petits coups sourds des vagues contre les flancs de la barque que le mouvement de nos respirations faisait seul légèrement onduler.

Le soleil et l’ombre de la montagne se partageaient par égale moitié notre bateau, la proue au soleil, la poupe dans le demi-jour. J’étais assis aux pieds de Julie, dans le fond de l’embarcation, comme le jour où je l’avais ramenée de Haute-Combe. Nous nous plaisions à nous rappeler par toutes les circonstances le premier jour de cette ère intime d’où le monde commençait pour nous, puisque ce jour était la date de notre rencontre.

Elle était couchée à demi sur le banc, un bras passé sur le bordage et pendant sur l’eau, l’autre appuyé sur mon épaule, la main jouant avec une boucle de mes longs cheveux ; ma tête était un peu renversée en arrière, pour que mes yeux ne vissent de tout l’horizon que le firmament et sa figure se détachant sur le fond du ciel. Son visage était incliné sur le mien. Une expression de bonheur calme, profond, ineffable, débordait de tous ses traits et donnait a sa figure une lueur, une transparence digne de ce cadre de ciel dans lequel je la regardais. Tout à coup, je la vis pâlir, retirer ses deux bras, l’un de mon épaule, l’autre des bords du bateau, se relever comme en sursaut sur son séant, porter ses deux mains sur ses yeux, y ensevelir un instant son visage, réfléchir, muette, puis retirer ses mains baignées de quelques gouttes de larmes et s’écrier