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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/487

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LE TAILLEUR DE PIERRE

retirait en rougissant. Voilà comment nous passions le temps, monsieur.

» Hélas ! monsieur, nous étions si heureux que nous ne pensions qu’à nous. C’est l’habitude. Denise ne s’apercevait pas que, pendant ces absences de la maison et pendant nos longues promenades dans les roches ou pendant nos songeries au bord du ravin, le pauvre Gratien, qui jusque-là ne l’avait pas plus quittée que le galon de son tablier, demeurait souvent tout seul avec Annette ou avec le petit chien. Il restait où on l’avait mis, tantôt sur une pierre au soleil dans la cour, tantôt sur l’herbe sous le sorbier, n’osant plus venir de lui-même où il nous savait, parce qu’il voyait bien, sans que nous le lui disions, que nous aimions mieux être deux que trois, et aussi parce que nous parlions plus bas quand il était à côté de nous. Nous lui disions bien toujours quelques bonnes paroles en allant et en revenant, et il nous répondait bien avec amitié et avec douceur ; mais c’est égal : il voyait confusément, pour la première fois, qu’il était de trop pour Denise.

» Il parlait tant qu’il pouvait à Annette, qu’il essayait du moins de retenir ainsi autour de lui ; et c’est par elle que nous avons su ce qu’il disait. « Reste avec moi, lui disait-il, ma petite Annette ; tu vois bien que Denise n’a pas besoin maintenant ni de toi ni de moi. Elle n’est plus comme autrefois ; nous ne sommes plus, ni toi ni moi, assez bons pour elle. Il faut qu’elle soit toujours à la carrière, toujours aux noisetiers, toujours au ruisseau avec Claude. C’est bien juste, vois-tu. Ils s’aiment, ils sont fiancés, ils vont se marier, ils ont bien d’autres soucis à présent que de penser à nous autres. »

» Et Gratien détournait son visage de la petite pour qu’elle ne vît pas de grosses larmes qui roulaient de ses yeux sans lumière sur ses joues. La petite elle-même devenait toute triste de la tristesse de son ami Gratien ; mais elle était obligée de le quitter aussi pour aller mener les