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Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 12.djvu/1007

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CORNEILLE — 992

des vengeances. Mais ce qui est plus vrai, ce qui l’est même absolument et ce qu’il faut donc dire, c’est que le théâtre de Corneille est la glorification ou l’apothéose de la volonté.

J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur. Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père, Je le ferais encor, si j’avais à le faire... Ainsi s’écrie Rodrigue, et Auguste, à son tour : .lesuis maître de moi comme de l’univers, Je le suis, je veux l’être, ô siècles, o mémoire, Conservez à jamais ma dernière victoire. Pareillement Polyeucte :

J’ai profané leur temple et brisé leurs autels, Je le ferais encor si j’avais à le faire ! Môme aux yeux de Félix, môme aux yeux de Sévère, Même aux yeux du Sénat, aux yeux de l’empereur. C’est le contraire des héros de la tragédie de Racine, victimes accoutumées d’une espèce de fatalité passionnelle ; c’est le contraire aussi des héros du drame romantique, de Ruy lîlas ou d’Hernani, agents et dupes à la fois d’un destin qu’ils ne gouvernent pas :

Tu me crois peut-être

Un homme comme sont tous les autres, un être Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva... Détrompe-toi, je suis une force qui va,

Agent aveugle et sourd de mystères funèbres, Une àme dé malheur faite avec des ténèbres. On vais-je t Je ne sais, mais je me sens poussé D’un souffle impétueux

C’est Hernani qui parle à dona Sol. Les héros de Corneille, eux, se font gloire de savoir où ils vont, et même quand par hasard ils sont bien obligés de subir les événements, on les voit mettre encore un entêtement sublime à soutenir que ce sont eux qui les ont ainsi faits, dirigés et voulus.

C’est à cette glorification de la volonté, comme à leur origine, qu’il convient de rapporter quelques traits bien connus du drame cornélien. Pourquoi Corneille, par exemple, a-t-il affecté ce mépris que l’on sait des passions de l’amour ? Nous en avons déjà dit Tune des raisons : c’est qu’elles sont de toutes les passions les plus ordinaires ou les plus communes, mais c’est surtout qu’elles sont les plus fatales, celles dont on peut dire que nous avons le moins en notre puissance les commencements, la conduite et la fin. Nous aimons sans le vouloir, et même sans savoir pourquoi. Les héros de Corneille, en général, considèrent donc l’amour comme une faiblesse indigne d’eux, à laquelle, en se laissant aller, ils se prennent eux-mêmes en pitié, pour ne pas dire en mépris, et dont ils ne suivent les mouvements qu’en essayant de se persuader que le destin des empires en dépend. C’est d’ailleurs un degré de conformité de plus qu’ils ont avec la réalité de l’histoire. Quelques Antoine ont bien pu s’oublier dans les bras de leur Cléopâtre, mais justement ce sont les Antoine ; et, au contraire, quelle femme a jamais arrêté dans leur course victorieuse les César, les Octave, les Richelieu, les Cromvvell ou les Napoléon ?

N’est-ce pas comme si l’on disait que le mépris des passions de l’amour inclinait presque nécessairement la tragédie de Corneille vers la tragédie politique ? Les dissertations d’Etat, si l’on peut ainsi dire, qui ne sont assez souvent qu’un ornement dans la tragédie de Racine, dans Mithridate, par exemple, dans la tragédie de Voltaire, dans le drame de Victor Hugo, dans Hernani ou dans Ruy lll/ts, elles sont comme inhérentes à la constitution intime du drame cornélien. La politique n’est-elle pas le domaine propre, et comme le lieu de l’exercice de la volonté ?

C’est la volonté qui mène le train de l’histoire, et 

non pas la sensibilité, ni même l’intelligence. De là le plaisir que prennent les personnages de Corneille, Auguste et Cinna, Rodogune et Cléopâtre, Phocas et Léontine, Nicomède et Prusias, à développer tout au long, et quelquefois interminablement, les mobiles de leurs résolutions. Ils s’y attardent parce qu’ils s’y complaisent ; ils s’y complaisent parce qu’ils s’y encouragent. Un syllogisme heureux ranime leur volonté défaillante, et un dilemme ingénieux triomphe de leurs hésitations. La force de leur volonté s’accroit ou se double ainsi de l’autorité de leurs raisonnements. Ou plutôt encore, raisonner pour eux c’est en quelque manière se couper la retraite. En s’énumérant à eux-mêmes toutes les raisons qu’ils ont d’agir, ils s’enlèvent l’un après l’autre celles qu’ils auraient de ne pas agir ; il les anéantissent ; ils ne laissent plus de place qu’à l’exercice de la volonté. Mieux que cela, et davantage : ils en arrivent, on le verra bientôt, à vouloir pour vouloir, pour le plaisir de se sentir maîtres d’eux-mêmes autant que des autres, et, comme déjà dans Rodogune ou dans Héraclius, à commettre des crimes dont l’unique objet semble être de leur démontrer qu’il n’est ni instincts, ni passions, ni sentiments dont la volonté ne puisse réussir à se rendre maltresse.

Par là encore s’explique le mouvement dont le drame de Corneille est presque toujours animé. Drame veut dire action. Si l’on parle sans doute beaucoup dans la tragédie de Corneille, on y agit beaucoup aussi. Mais comment et pourquoi cela ? Précisément parce que les événements y apparaissent toujours comme les conséquences des résolutions des personnages. Prenez Horace, Cinna, Polyeucte, Rodogune ou Don Sanche, rien ou presque rien n’y arrive que du fait ou du gré des acteurs du drame. Il ne dépendait que d’Auguste, s’il l’eût voulu, de punir Cinna au lieu de l’absoudre ; il ne dépendait que de Polyeucte, s’il le voulait, de continuer de vivre avec Pauline. Que s’il y a d’autres manières de donner, au théâtre l’illusion du mouvement, il n’y en a ni de plus assurée ni de plus légitime. Car subordonner ainsi l’action à la volonté d’Auguste ou de Polyeucte, il faut observer que c’est en assurer le renouvellement d’acte en acte. "Quoi qu’il puisse advenir, de quelque trahison, que la fortune les menace ou de quelque coup qu’elle les frappe, ils y répondent, et en y répondant, ils l’obligent, pour les vaincre, en changeant ses dispositions, à leur donner un nouvel assaut. (Leur volonté fait ce miracle, qu’immobilisés comme ils sont dans leur héroïque attitude, cependant et pour cela même, autour d’eux tout agit, tout se remue, tout marche. Quoi d’étonnant, si, comme l’action est la loi du drame, la volonté est le ressort de l’action ? Le pouvoir dramatique de la tragédie de Corneille a son explication dans la rencontre de la loi du théâtre avec la loi de la volonté. C’est ce qui en fait en même temps aussi la valeur morale singulière ou unique même. Faire en effet dépendre l’action de la volonté des actions du drame, c’est diminuer la part des circonstances et, consèquemment, et en premier lieu, c’est l’idéaliser. Mais, en second lieu, dans la vie réelle, nous sommes si rarement les maîtres de notre destinée, tant d’accidents surviennent qui contrarient nos résolutions, et surtout, la plupart du temps, il est si difficile, si pénible, si coûteux de vouloir, que le seul spectacled’une volonté maîtresse de soi a toujours quelque chose qui impose. C’est ce que savait bien Corneille quand, parlant de sa Cléopâtre, il disait qu’à la vérité c’était un monstre que la reine de Syrie, mais « qu’elle accompagnait son crime d’une grandeur d’àme qui avait quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on détestait ses actions on admirait cependant la source dont elles partent ». Et il avait raison, ou du moins, pour ne rien dire de trop, il n’avait pas entièrement tort. Quoique personne peut-être au monde, non pas même, je crois, les dramaturges anglais de la Renaissance, Ford ou Webster, n’ait mis de pareils monstres à la scène — Cléopâtre dans Rodogune, Marcelle dans Théodore, ou Léontine dans Héraclius — cependant son théâtre, ou du moins l’impression qui se dégage de son théâtre est morale. Cela ne tiendrait-il pas à ce que la volonté, pour conquérir la plénitude de son pouvoir sur elle-même, doit commencer par détruire en nous l’attrait des plaisirs auxquels se ruent habituellement les hommes ?

11 y en a peut-être une autre raison encore : c’est que