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Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 12.djvu/1010

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CORNEILLE

Si ces Mus, qu’il a mis dans la bouche de sa Cléopâtrej seraient tout aussi bien placés dans celle de son Emilie, qu’est-ce à dire, sinon que les reines d’Orient parlent chez lui du même Style que les << beautés » romaines ’ ! De telle sorte que les prétendues différences que l’on avait cru discerner entre ses Lusitaniens et ses Carthaginois, se resolvant pour ainsi parler dans l’uniformité de la déclamation cornélienne, il n’en subsiste plus que l’air d’héroïsme et la grandiloquence qui les distingue presque également tous du commun des hommes. Plus humains, animes de sentiments moins outrés et parlant un langage en quelque sorte moins forcené, les héros de Corneille nous paraîtraient moins Huns ou moins Numides. C’est nous qui composons leur caractère historique de ce que nous trouvons en eux de moins semblable à nous. Nous les trouverions moins caractérisé*, s’ils étaient moins extraordinaires ; ils nous paraîtraient moins « historiques » si seulement ils étaient plus vrais ; et ceci revient à conclure que, pas plus que ses contemporains, Corneille n’a eu de l’historien ni le souci de l’exactitude, ni le respect de la vérité, ni le sentiment de la distinction des temps, des lieux, et des mœurs. Même on remarquera que c’est pour cela qu’ils ont trouvé sa Sophonisbe bien « carthaginoise » ou son lldione, dans son Attila, bien gothique. On le pouvait quand on avait vu dans Scipion Dupleix, « selon la coutume des anciens rois français », Clodion ou Clovis coiffés « d’une perruque pendante, curieusement peignée, ondoyante et crespée ».

Parlerons-nous enfin du « mérite politique » de Sertorius et d’ Othon ? C’est Othon que l’on raconte que le maréchal de Crammont appelait « le bréviaire des rois », et c’est de Scrtorius que Turenne demandait, dit-on, où Corneille « avait appris l’art de la guerre ». Je ne dirai pas qu’ils se moquaient, mais je voudrais avoir de bons garants qu’ils ont prononcé les paroles qu’on leur prête, et quand j’en aurais, je me permettrais encore de ne pas partager leur avis. La politique de Corneille, qui n’est et qui ne pouvait être, dans ses meilleures tragédies, dans sa Hodoqune ou dans son Cinna, que de la rhétorique, de la très belle rhétorique, mais enfin de la rhétorique, n’est, à vrai dire, dans ses dernières œuvres, dans son Othon ou dans son Scrtorius, que de la déclamation. Que si de loin en loin, nourri qu’il est de ses auteurs, de Tite-Live et de Lucain, de Tacite et de Plutarque, il rencontre pour nous peindre la .décadence romaine des traits éloquents et profonds, ce n’est pas là de la politique, et je ne pense pas qu’on veuille faire aussi consister la sienne dans le naif étalage de son « machiavélisme ». Tous les crimes d’Etat qu’on fait pour la couronne Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne ; ou encore :

La timide équité détruit l’art de régner. Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre. Ce ne sont là que des lieux communs, des « sentences », comme on disait jadis, dont la netteté de l’expression fait ici le seul mérite. Mais parce que nos pères les applaudissaient passionnément au passage, eux à qui le maniement ou l’approche même des grandes afiaires était communément interdits, est-ce une raison pour nous aujourd’hui de sentir ou de penser comme eux ?

Cependant, parmi tout cela, ce qui survit ou ce qui surnage encore, et ce qui peut servir à expliquer non seulement l’admiration des contemporains, mais aussi la notre, c’est le don du style, c’est la propriété et la fermeté de l’expression, c’est la plénitude et le nombre du vers, c’est l’ampleur et la beauté sévère de la période poétique. Entre Ronsard et Victor Hugo, personne, sans doute, pas même Racine, dans le style duquel on sent l’artiste, sinon l’effort, n’a mieux écrit en vers que l’auteur du Cid ou de Uodogttne, et dans sa Sophonisbe bu dans son Attila même, les tirades ou les couplets abondent que l’on peut comparer encore aux plus éloquents qu’il ait jamais écrits : Ali, cessez, je vous prie,

De faire en ma faveur outrage à ma patrie, Un a’ulre avait le choix de mon père et le mien, Ella .seule’ pour vous rompit ce doux lien, .te brûlais d’un beau feu, je promis de l’éteindre, J’ai tenu ma parole, et j’ai su m’y contraindre. Mais vous ne tenez pas, Seigneur, à vos amis, Ce qu’acceptant leur don vous leur avez promis. Et pour ne pas user vers vous d’un mot trop rude, Vous montrez pour Cartilage un peu d’ingratitude. Qu’il y ait peut-être, et comme toujours, ou trop souvent chez Corneille, un peu de verbiage dans ces vers, il n’y a pas du moins une seule épithète à la rime, et à peine une ou deux métaphores, tellement consacrées par l’usage, comme celle d’un lien que l’on rompt ou d’un feu dont on brille, qu’à vrai dire elles n’en sont plus. Tous les mots portent, tous ils sont pris dans leur acception la plus familière ; c’est le discours le plus direct ou le plus agissant ; et pour dire encore quelque chose de plus, c’est le naturel même au service des sentiments les plus faux ou les plus exagérés. Comme il y en a qui sont encore touchants même quand ils font des pointes, ainsi Corneille, même quand il déclame, est encore éloquent ; et. ce n’est là, sans doute, ni sa moindre originalité, ni son moindre mérite.

Qufe secuta sunt, magis dcflcri quam narrari possidiI : nous devons à la mémoire de Corneille de ne pas davantage insister sur ses dernières œuvres. Agésilas (4666 ) ; Attila (l(ifi7) ; Tite et Bérénice (iGlO) ; Pulchë} n’e(1672) ; Suréna (1671), n’ont rien qui doive attirer l’attention delà critique, et on pensera que c’est assez de les avoir nommés. Quelques beaux vers épars dans Attila ne sauraient rien ajouter à la gloire du poète ; et comparer Tite et Bérénice à la Bérénice de Racine, ce serait manquer au respect que nous devons à tant de chefs-d’œuvre. Ce’ qu’il importe donc uniquement de faire observer, c’est la conjonction du déclin de Corneille avec l’astre naissant de Racine. Andromaque ne nuisit pas au succès à’ Attila, puisqu’il y avait sept ou huit mois que la troupe de Molière avait joué Attila quand l’hôtel de Bourgogne donna la « première » A’ Andromaque. Mais tous ceux qu’importunait la gloire du vieux poète saisirent l’occasion qui s’offrait de l’abandonner ; et quand Madame, duchesse d’Orléans, avec ce besoin de « brouiller», qui la rendait en tout si charmante et si dangereuse à la fois, les eut mis tous les deux aux prises sur le sujet de Bérénice, il dut enfin s’avouer vaincu. Après tant de chefs-d’œuvre, il le pouvait sans doute, mais il ne le fit pas sans dépit. On en trouverait au besoin la preuve dans YAvis au lecteur que, selon sa coutume, il mit en tète de Pulchérie. Mais la préface que Racine, de son côté, fit paraître en tête de sa Bérénice est presque plus éloquente encore ; Racine y sonne vraiment la victoire, et marquant lui-même d’un mot la différence la plus profonde peut-être qui dislingue ou qui sépare son art de celui de son prédécesseur, à la maxime cornélienne que : « le sujet d’une belle tragédie, doit n’être pas vraisemblable », il oppose la maxime précisément contraire : « qu’il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie ». Déjà Molière, dans la Critique de l’Ecole des femmes avait dit à peu près la même chose, et Boileau, à son tour, en 4674, l’allait répéter dans son Art poétique. Corneille n’avait plus qu’à leur céder la place. Il donna pourtant encore Suréna, dans cette même année 1074 ; — après avoir hésité, dit-on, s’il n’emprunterait pas le sujet de sa dernière tragédie aux annales de l’empire du Milieu.

Il mourut le 1 er oct. 1684, âgé de plus de soixante-dixhuitans, à Paris, ou il s’était fixé depuis 166*2, dans une maison de la rue d’Argenteuil qui portait jadis le n° 18, et qu’a fait disparaître le percement de l’avenue de l’Opéra. Il laissait quatre enfants, deux garçons et deux filles. C’est par l’ainée des filles, Marie, femme en secondes noces de Jacques de Farcy, que Charlotte Corday devait descendre de Corneille en ligne directe. L’ainé des fils, Pierre, capitaine de cavalerie et gentilhomme ordinaire de In maison du roi, fui le grand-père de cette Marie-Ânhe Corneille dont Voltaire, en 1764, devait faire tant de bruit, et rédiget pour elle ce fameux Commentaire où la sincérité de son