Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1106
le fin du siècle.


1. ÉTAT GÉNÉRAL DU MILIEU LITTÉRAIRE ET SOCIAL.


Le fait capital, en littérature, est ce qu’on a appelé la banqueroute du naturalisme. L’école de M. Zola, qui regardait plus ses théories que ses œuvres, s’est perdue dans l’insignifiance et dans la grossièreté. Tout caractère d’art et toute poésie ont disparu des productions de ses disciples. Un moment est venu où les meilleurs parmi les jeunes naturalistes ont senti le besoin de s’affranchir : ils ont pris le premier prétexte de lâcher le maître[1]. Si le naturalisme n’existe plus, rien ne le remplace encore. Chacun va de son côté, innove, imite, selon son tempérament intime ou son affection actuelle. Des symptômes de religiosité apparaissent, une certaine soif de mystère, d’incompréhensible. Les uns vont se satisfaire aux confins de la science, dans les phénomènes anormaux, d’apparence irrationnelle, insuffisamment expliqués ou établis : hallucination, hypnotisme, maladies de la personnalité, télépathie, etc. D’autres exploitent — avec quelle sincérité ? — les sciences occultes, astrologie, magie. D’autres prennent pour thèmes les phénomènes psychologiques du mysticisme et de l’extase religieuse. Par réaction contre le naturalisme, on a fui les réalités finies, les idées définies ; le symbolisme, qui en poésie a succédé à l’art Parnassien, a semblé un moment vouloir étendre sa domination sur toute la littérature ; mais voici que déjà la fièvre symboliste semble se calmer, et la mode se retirer de ce mouvement.

À cette dissolution du naturalisme et a l’absence d’une doctrine dirigeante, se lie cet autre fait que l’on est allé chercher au dehors des formules et des modèles d’art. Depuis 1880 la littérature française a reçu de l’étranger certainement plus qu’elle ne lui a donné. Toutes les littératures européennes ont versé dans lu nôtre leurs œuvres et leurs influences. L’Angleterre nous a donné d’abord sa George Eliot[2], puis la Russie son Dostoïevski[3] et son Tolstoï[4] : et

  1. Après la Terre (1887). Le principal de ces dissidents est M. Paul Margueritte.
  2. G. Eliot (1819-1880) : Adam Bede, 1859, trad. 1861 et 1886 ; le Moulin sur la Floss, 1860, tr. 1887 ; Silas Marner, 1861, tr. 1885-1889 ; Daniel Deronda, 1876, tr. 1881.
  3. Dostoïevski (1821-1881) ; Crime et Châtiment, tr. 1884 ; Souvenir de la maison de morts. tr. 1886 ; Krotkaia, tr. 1886 ; les Possédés, tr. 1886.
  4. Léon Tolstoï (né en 1828) a renonce à la littérature d’art et s’est fait, en dehors de tout dogmatisme confessionnel, l’apôtre de l’Évangile ; par le livre et par sa vie, il a enseigné la justice, l'humilité, la pitié, l’amour. Le saint-synode orthodoxe l’a récemment excommunié (1901). L’influence de son christianisme démocratique et philanthropique a été très grande sur notre littérature. Au comte Léon Tolstoï doit surtout se rapporter l’esprit nouveau, plus largement philosophique et plus profondément humain, que je signale ici dans nos romans et notre théâtre. — La Guerre