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littérature bourgeoise.

rent aussi à l’amour courtois, que son caractère idéal et factice y prédisposait d’avance, leur manie d’abstraction et leur tendance didactique, et sous leur influence les arts prirent la place des chansons et des romans. Au commencement du xiiie siècle parut le sec et pédantesque traité d’André le Chapelain, De arte honeste amandi, véritable encyclopédie systématique de l’amour. Ce précieux manuel fut traduit en français par un clerc libéral. On ne refusa point non plus aux dames et aux barons la connaissance du livre précieux d’Ovide. Pour la direction des consciences du monde poli, l’Art d’aimer fut mis souvent en français : Chrétien de Troyes même s’y était essayé[1].

Le goût des abstractions et des formules didactiques ne laissait d’issue à l’imagination que du côté de l’allégorie : et ce fut là en effet qu’aboutirent tous les clercs qui, en latin ou en français, cherchèrent dans l’amour une matière de poésie. Ce procédé seul permit d’éluder la sécheresse de la codification et de colorer la maigreur des abstractions.

Guillaume de Lorris ne se fit pas scrupule de mettre à profit l’œuvre de ses devanciers. Voulant traduire en faits les préceptes de l’Art d’aimer, et faire un roman didactique, il se souvint d’un poème latin du siècle précédent, le Pamphilus, où le poème d’Ovide est mis en action par quatre personnages, Vénus, le jeune homme, la jeune fille et la vieille : il prit à un Fabliau du dieu d’Amours le cadre du songe qui transporte l’amant dans le jardin du Dieu ; et, forcé par la tradition de donner un nom de convention à sa belle, il trouva, dans l’usage de donner poétiquement des noms de fleurs aux dames, plus précisément encore dans un Carmen de Rosa et dans un Dit de la Rose, l’idée de représenter l’amante sous la figure de la Rose, c’est-à-dire l’allégorie fondamentale de l’œuvre, qui entraînait nécessairement toutes les autres allégories et personnifications. Il avait ainsi la forme générale de son poème : Macrobe, Ovide, Chrétien de Troyes, l’aidèrent à en développer toute la matière.

Et voici l’histoire qu’il avait entrepris de conter, tournée en langage moderne : l’amant, en son jeune âge, suivant la pente de sa vie oisive et libre, rencontre la dame jeune et belle, dont il s’éprend. Elle l’accueille courtoisement d’un visage gracieux : encouragé, il se hasarde à dire son désir. Mais cette hardiesse prématurée éveille chez la belle l’orgueil, le souci de sa réputation, la honte, la peur ; son visage ne rit plus, et elle bannit l’amant de sa présence. Bientôt cependant elle s’adoucit, ayant le cœur généreux



  1. À consulter : G. Pari, les Anc. Versions fr. de l’Art d’aimer (dans la Poésie au moyen âge).