Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147
le quatorzième siècle.

à compliquer les règles de ces genres, pour en rendre la pratique plus difficile, et la perfection, à ce qu’on croit, plus admirable. On met tout enfin dans la technique, et toute la technique dans la difficulté. Eustache Deschamps, qui est pourtant un homme de sens, prend la peine d’écrire en 1392 un « Art de dictier et de faire ballades et chants royaux », qui résume la poétique du siècle. Le mal n’est pas qu’il aime les formes curieuses et parfaites ; mais il les estime seulement selon l’effort et contorsion d’esprit qu’elles nécessitent. Par-dessus les rondeaux simples ou doubles, par-dessus les virelais et chants royaux, il admire la ballade « équivoque et rétrograde », où la dernière syllabe de chaque vers donne le premier mot du vers suivant : vrai tour de force en effet, et acrobatie poétique.

Comme on complique le rythme, on complique le style : et là aussi, la beauté consiste à prendre le contre-pied de la nature, et à chercher en tout la difficulté. Rendre l’idée par l’expression la plus éloignée de l’idée, la moins nécessaire et la moins attendue, voilà le résumé de toutes les règles, et c’est pour cela que l’allégorie triomphe et s’étale insolemment, ennuyeusement, dans les écrits du xive siècle : elle est devenue surtout classique et obligatoire depuis le Roman de la Rose. On ne sait plus dire simplement, directement ce qu’on a à dire : il faut passer par le labyrinthe interminable de l’allégorie, où l’art répand à profusion tous les ornements de la mythologie, de l’astrologie, de la physique et de toutes les belles éruditions. De là ces titres bizarres, qui dénoncent la fantaisie laborieuse des auteurs : le seul Froissart écrit l’Horloge amoureuse, le Traité de l’Epinette amoureuse, le Joli Buisson de jeunesse, que sais-je encore ? un Paradis, puis un Temple d’Amour. Et ce qu’il appelle l’Épinette amoureuse, c’est ce que nous intitulerions Souvenirs de Jeunesse. Prose ou vers, galanterie ou doctrine, toute forme et tout sujet s’accommode en allégorie. Un traité de politique devient un Songe du Vergier ; un livre de tactique s’intitule l’Arbre des batailles [1]; et qui se douterait que ce pédantesque titre, le roi Modus et la reine Racio, cache un manuel de vénerie ?

    Virelai : AB.ccabAB – AABBAAB.bbabba.aabbaab.AABBABB. – ABB.abAB.abbABB.AB.baabA.abbaA. Le refrain a deux vers à l’origine, puis jusqu’à 7, souvent 3. Trois couplets : puis 2, et souvent un seul. – Ballade : 3 couplets. L’envoi fut ajouté plus tard ; Machault et Froissart l’ignorent ; Deschamps en use : 3 (ababbcbC) + bcbC – 3 (ababbccddcdC) + ccddcdC – Chant royal : cinq couplets : 5 (ababceddedE) + ddedE – À consulter : Jeanroy, ouv. Cité, p. 387 – 329.

  1. Du prieur de Salon, Honoré Bonet (vers 1340-1405). Son plus célèbre ouvrage, l’Apparition de Jean de Meung, œuvre d’un admirateur du Roman de la Rose, le met à côté des Gerson, des Oresme, des Jean de Montreuil, de tous ces premiers patriotes qui élevèrent la voix pour le peuple à la fin du xive siècle.