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decomposition du moyen âge.

la sympathie du chroniqueur pour « les pauvres brigands » qui gagnent à « dérober et piller les villes et les châteaux » : ils font métier de chevaliers. L’esprit positif du siècle apparaît ici, dans l’honneur que rend Froissart à tous ceux qui savent gagner ; c’est le règne de l’argent qui commence. À son insu, l’historien rend un culte à la richesse, croyant le rendre à la prouesse : Gaston Phébus, coutumier des sanglantes trahisons, meurtrier de son fils, lui fait l’effet du plus parfait seigneur qui soit, par la splendeur de sa cour et de ses fêtes.

D’où vient cependant que Froissart, si étranger aux haines de race, ne puisse souffrir les Allemands ? Ce sont des convoiteux, dit-il, qui ne font rien, si ce n’est pour les deniers. Mais que font donc brigands et chevaliers en France ? Voici la différence. Pour le Français, routier ou prince, depuis Talebard Talebardon jusqu’au roi Jean, les deniers ne sont pas méprisables, sans doute, mais ils viennent après autre chose : et cette autre chose, c’est l’aventure, la recherche du hasard périlleux qui met en jeu toutes les énergies du corps et de l’esprit. C’est l’aventure qui fait les preux, et met les « pauvres brigands » de pair avec les chevaliers : sentiment bizarre, mais bien français, et bien humain, puisqu’il donne la clef de l’universelle popularité des Mandrin, des Cartouche et des José Maria, puisqu’il explique le prestige littéraire des contrebandiers et flibustiers. C’est l’aventure que Froissart aime, admire dans les héros dont il nous entretient : et voilà pourquoi il pense autant de bien d’Aymerigot Marcel qui se fit pendre, que du Bascot de Mauléon, qui se retira à Orthez sur ses vieux jours, après fortune faite.

Ceci nous donne à la fois la mesure de la conscience morale et de l’intelligence historique de Froissart. Persuadé que tout héroïsme, toute vertu consistent à chercher aventure, il ne demande que des aventures aux trois quarts de siècle qu’il conte ; il n’y voit pas autre chose. Dès les premiers mots de son prologue, nous sommes avertis : « Vraiment se pourront et devront bien tous ceux qui ce livre liront et verront, émerveiller des grandes aventures qu’ils y trouveront ». Il ne s’arrête aux choses que selon qu’elles ont ou pourront prendre couleur d’aventure : ce n’est que par là qu’Artevelde, un bourgeois, l’arrête. Il prend tout juste sa matière — et c’est la guerre de Cent Ans — comme Chrétien de Troyes a pris l’histoire de la Table ronde. Sa chronique procède directement de Lancelot et du Chevalier au Lion : c’est un roman, par la frivolité d’esprit. De la cet incurable optimisme, cette belle humeur interne chez l’historien de tant de hontes, de crimes et de douleurs : jamais homme n’a été plus satisfait de la fête offerte à ses yeux par ce pauvre monde. On l’a comparé à Hérodote : mais