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le quatorzième siècle.

lui arriva de se marier : et il eut deux enfants : c’est, en vers au moins, le mari le plus grognon, le père le plus maussade qu’on puisse voir. Son Miroir de Mariage, c’est la satire X de Boileau, en style du xive siècle. Avec les femmes, les enfants, le ménage, il a en aversion les jolis courtisans, peut-être un peu parce que leur élégance mortifie sa vulgarité, mais surtout, à coup sûr, parce que cette jeunesse vole aux vieux conseillers bourgeois du précédent règne, dont il est, la faveur de Charles VI et des princes, et les marques solides de cette laveur. Il a en aversion encore les gens de finance, pour leur avarice oppressive, un peu aussi parce qu’il a peine à leur arracher ses gages.

Je ne sais combien de choses, du reste, et de gens il a en aversion : grogner est la disposition habituelle de son âme. Il aimait la liberté, et il aimait l’argent : il louait ceux qui mangent chez eux « du potage et des choux », et il restait à la cour, en maugréant, pour attraper quelque bon morceau : et il maugréait d’autant plus qu’il n’attrapait rien, qu’il se voyait en sa vieillesse moqué, dépouillé, cassé aux gages. Il avait pris par bonheur ses précautions, avant toujours su compter et ménager ; ni le roi ni les princes ne pouvaient faire qu’il ne fût un bourgeois cossu, nanti de bonnes terres et de bonnes rentes, ainsi qu’il le donnait à entendre en chantonnant demi-dépité, demi-marquois :

    C’est le plus sain que d’être bien renté.

Le mot résume toute sa morale et cet épicurisme bourgeois plus matériel et moins souriant que celui d’Horace. Quelque chose pourtant relève ce caractère d’une honnêteté un peu vulgaire. Dans l’horreur de Deschamps pour la noblesse et la finance entre un sincère amour du peuple ; la pitié des pauvres gens, qu’on vexe, qu’on tond, et qu’on méprise, est peut-être le plus profond sentiment que Deschamps ait ressenti. Et se tournant vers le peuple, pensant et sentant avec lui, il a eu conscience de la patrie, un des premiers de notre nation. Il a aimé la France et le peuple dans le roi Charles V : et c’est un sentiment national qui lui faisait réclamer Calais ou pleurer Du Gueselin.

Eustache Deschamps passe pour un élève de Machault. Cela est vrai de la forme de ses vers : du reste il lui ressemble aussi peu que possible. Sa poésie est toute réelle et personnelle, toute de circonstance ; il rime au jour le jour tous les événements de sa vie, et tous ceux de son temps. Il ne lui manque que d’être poète : ses vers sont les réflexions et les boutades d’un bourgeois de bon sens, qui a de l’humeur. Deschamps tient son journal en vers, comme d’autres le tiennent en prose. On peut mesurer la distance