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le théâtre du quinzième siècle.

conventionnel. Il montre tout ce qui se peut montrer : mais il supprime tout ce qui ne se peut montrer, et suppose tout ce qui se peut imaginer. Sur la scène vaste, large de 30 à 50 mètres, tous les lieux à travers lesquels se transportera successivement l’action sont figurés simultanément : figurés en abrégé ou en raccourci, bien entendu, et comme par échantillons ou symboles. Les distances intermédiaires, les lieux inutiles sont abolis. Une gouache du manuscrit de la Passion, jouée à Valenciennes en 1547, figure onze lieux juxtaposés : le Paradis, une salle, Nazareth, le Temple, Jérusalem, le Paradis, la maison des Évêques, la Porte Dorée, la mer, l’Enfer. Une Nativité, jouée à Rouen en 1474, exigeait, entre le Paradis et l’Enfer, vingt-deux lieux différents de Nazareth, Jérusalem, Bethléem et Rome.

On ne négligeait rien pour parler aux yeux et aux sens. Dans le Paradis très élevé, Dieu apparaît entouré de rayons d’or, d’anges et de séraphins. L’Enfer est une large gueule de dragon, béante, d’où les démons, effroyables et grotesques, sortent en hurlant et gesticulant : des flammes s’en échappent : les damnés crient : il se fait dans les profondeurs invisibles un tapage effroyable ; les tambours et les tonnerres font rage, et l’on tire même le canon, pour les grands effets. On use de trucs et de machines : diables sortant par des trappes, vols d’anges, bêtes mécaniques, mannequins substitués aux acteurs pour les tortures. La descente du Saint-Esprit se fait par « grand brandon de feu artificiellement fait par eau-de-vie », cependant qu’un gros tonnerre d’orgues roule au cénacle. Un réalisme naïf ou grossier évoque les âmes à côté des corps, et de même sorte est le symbolisme qui revêt Jésus et le bon larron de chemises blanches, tandis qu’une chemise noire exprime l’irrémissible impénitence du mauvais larron.

Le peuple apporte une curiosité infatigable à ces représentations : il s’émerveille, il pleure, rit, s’apitoie ; son âme grossière, avide de sensations intenses, n’a jamais assez savouré la Passion de son Christ ; il n’y a jamais trop d’injures, de violences, de supplices, pour lasser sa pitié et l’assurer de son rachat. Il a besoin des souffrances de ses martyrs : plus il les aime, plus il faut croître leurs mérites. Il écoute très décemment, très dévotement les sermons, les propos édifiants, il voit avec révérence les hautes vertus, les faits admirables des saints personnages. Mais ce peuple est peuple : vulgaire par essence, et d’un âge positif et railleur. Avant tout, ce qui lui plaît, c’est la vie, et sa vie : dans ces drames merveilleux, rien ne le touche tant que le réel, et parmi ces acteurs surhumains, sa sympathie va à la simple, même à la basse humanité, au peuple vulgaire comme lui, comme lui bruyant, gausseur et jouisseur. Il ne se détache pas du présent, et c’est le