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clément marot.

3° Elle interrompt par l’Heptaméron la continuité de la nouvelle française, railleuse et maligne des fabliaux à Voltaire : elle inaugure le sérieux, la pitié, le tragique.

4° Elle l’interrompt aussi quand du conte destiné à amuser, elle l’ait un instrument d’observation, une méthode de description des passions humaines. Il est visible que dans l’Heptaméron l’intérêt ne va pas surtout aux actions, mais aux mobiles, aux antécédents intérieurs des actions. Et, la première peut-être, la reine de Navarre a noté, entre la passion physique, seule connue aux conteurs bourgeois, et la passion intellectuelle, idée des lyriques courtois, une autre passion, qui est la vraie, la pure passion de l’âme, celle des tragédies de Racine [1].

5° Enfin elle a contribué par son idéalisme platonicien à la formation de ce que le xviie siècle appellera l’honnête homme : et l’Heptaméron est un livre de civilité et d’enseignement moral. Ce recueil de mésaventures conjugales, de tragédies galantes et de drôleries antimonastiques n’est immoral que selon les convenances de notre siècle : mais on sait combien les convenances sont chose relative et variable. La bonne reine a pris le ton du jour, conté les récits qui plaisaient : de là non pas l’immoralité — c’est trop dire, — mais plutôt l’impudeur hardie de l’Heptaméron, et cette mixture qui nous surprend de dévotion, de gaillardise et de morale. Ce n’est au fond que le livre d’une honnête femme qui veut civiliser les âmes et affiner les mœurs.

On conçoit que, de l’œuvre de Marguerite, l’Heptaméron seul ait vraiment échappé à l’oubli : le xviie siècle s’y retrouvait, mondain, dramatique et moral. Les filets de sentiment, et de poésie lyrique ou champêtre, qui jaillissent çà et là dans les vers de la reine de Navarre, l’intéressaient moins. Puis c’était dans ses vers que s’accusait surtout son défaut. Elle manque et de métier et d’art. Son écriture, comme disent nos jeunes, ne serre pas sa sensation. Elle a des morceaux exquis, qui restent engagés dans une sorte de blocage rapidement appareillé. Dans sa diffusion languissante et son abondance un peu sèche, on retrouve à la fois l’inculture esthétique du moyen âge et la facture lâche de l’amateur. Il était naturel que sa prose fût de meilleure qualité que ses vers : quand il s’agissait de conter et de causer, cette intelligente femme n’avait pas besoin d’être écrivain pour écrire excellemment.

  1. Cf. des traits de ce genre : « Un tout seul pour qui seul j’étais une – me fut ôté », etc. (IV, 108).