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françois rabelais.

de Voltaire : celle, remarquons-le, des plus purs représentants de la race, et en effet elle exprime une des plus permanentes dispositions de la race, l’inaptitude métaphysique : une autre encore, la confiance en la vie, la joie invincible de vivre. Au fond, en effet, Rabelais ne philosophe que pour légitimer la souveraine exigence de son tempérament : cet optimisme rationaliste, naturaliste, ou de quelque nom qu’on veuille appeler cette assez superficielle doctrine, lui sert surtout à fonder en raison son amour immense et irrésistible de la vie.

Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. Rabelais aime la vie, non par système et abstraitement, mais d’instinct, par tous ses sens et toute son âme, non une idée de la vie, non certaines formes de la vie, mais la vie concrète et sensible, la vie des vivants, la vie de la chair et la vie de l’esprit, toutes les formes, belles ou laides, tous les actes, nobles ou vulgaires, où s’exprime la vie. De là toute son œuvre découle.

Et, d’abord, pour n’en plus parler, l’obscénité énorme de son livre. Toute l’animalité s’y peint, dans ses fonctions les plus grossières, comme on y trouve les plus pures opérations de la vie intellectuelle. Il y manque, pourrait-on dire, la vie sentimentale : c’est vrai. Et par là Rabelais est en plein dans la pure tradition du génie français, qui jusqu’au milieu du xviie siècle ne connaît guère la femme et cette vie tout affective dont elle nous semble être essentiellement source et sujet. Il n’y a vraiment pour lui que deux modes d’existence : par la chair, et par l’esprit : d’un côté, la nutrition, et les séries multiples de phénomènes antécédents ou consécutifs ; de l’autre, la pensée, et la poursuite du vrai par la raison, du bien par la volonté. Des deux côtés, la nature conduit l’être par l’appétit, et des deux côtés l’appétit se satisfait avec plaisir. Toutes les fonctions naturelles participent de la perfection de l’être, et forment une part de son bonheur. Rien n’est donc à cacher par soi-même, parce qu’il est comme il est. On voit que l’ordure de Rabelais est tout juste l’opposé de la gravelure du

    qu’il faille plus de profondeur d’esprit pour imaginer une métaphysique que pour accepter la vie et se faire une philosophie qui y corresponde. Le refus d’édifier une métaphysique ne dénote pas nécessairement une pensée superficielle. Ni l’idéal ni la raison n’ont besoin de cet intermédiaire. Enfin l’optimisme courageux, clair et pratique, qui n’insulte pas la vie et s’applique à l’améliorer, a bien autant de valeur que les croyances pessimistes ou les spéculations subtiles (11e éd.).