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distinction des principaux courants.

naissance abstraite : ce n’est point une science de cabinet qui substitue en quelque sorte à l’univers sensible un univers intelligible, aussi rigoureusement équivalent qu’infiniment dissemblable. En même temps que Rabelais veut tout connaître, et demande aux sciences encore balbutiantes de son temps l’explication de « tous les faits de nature », il retient soigneusement les formes de toutes choses et tous les accidents joyeux de l’individualité. Il ne jouit pleinement des types que dans les réalités qui les altèrent. Il lui faut de la substance, de la matière, de la chair, parce que là seulement est la vie. Et voilà pourquoi, plutôt que mathématicien, ou astronome, plutôt même que grammairien ou antiquaire, Rabelais est médecin : médecin à la façon de son temps, c’est-à-dire physiologiste, anatomiste, et naturaliste à la fois, médecin de l’école de son ami Rondibilis, dont l’œuvre fut une Histoire des poissons. Par ce côté, le savant et l’artiste s’accordent en Rabelais.


3. L’ART DE RABELAIS.


Rabelais est un grand artiste, et sans lui faire injure, on peut dire que toute sa philosophie vaut au fond par son art. Et d’abord, il a en matière d’invention la souveraine indifférence des maîtres en tous les genres : il n’a pas souci de créer sa matière. Il prend partout et de toutes mains. Les vieux Romans, Geoffroy Tory, le Pogge, Cælius Calcagninus, Merlin Coccaie, le juriste Tiraqueau, le sermonnaire Raulin [1], à qui ne doit-il pas ? il est aussi délibéré « plagiaire » que Molière, avec une fortune pareille. Car il invente en semblant prendre. C’est qu’il traite les livres comme la nature : il met sa forme à tout ce qu’il en tire. Souvenirs ou expériences, il fait tout servir à exprimer tous les aspects de la vie.

Jamais réalisme plus pur, plus puissant, plus triomphant ne s’est vu. Non pas ce méticuleux réalisme, cette petite doctrine d’art qui prend les mesures de toutes choses, et croirait tout perdu si elle avait allongé ou raccourci d’une ligne les dimensions des choses. Non pas ce naturalisme rogue qui se fait l’exécuteur d’une métaphysique négative, et emprisonne l’art dans la conception et

  1. G. Tory, le Champ fleury (1529) : source de l’écolier Limousin. Le Pogge, Facéties : l’anneau de Hans Carvel. Merlin Coccaie, Macaronées : Dindenaut et ses moutons. Cælius Calcagninus, Gigantes : Physis et Autiphysie. Tiraqueau, De legibus connubialibus, Raulin, de Viduitate : Comment Panurge se conseille à Pantagruel. Chroniques Gargantuines, Galien restoré, etc. On pourrait ajouter Budé. Erasme, l’Arétin, B. Castiglione, Agrippa et nombre d’autres. Cf. Ménagiana, t. I, 82, et les commentaires de Le Duchat et de Marty-Laveaux.