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guerres civiles.

portant partout dans le cœur les mêmes instincts plantés par la commune mère nature, et les mêmes notions essentielles dans la conscience et la raison. Les hommes se combattent et se haïssent parce qu’ils se voient différents : Montaigne leur étale leur naturelle égalité, pour les convier à vivre en frères.

Le chapitre de l’Institution des Enfants [1] suffirait pour marquer la mesure du scepticisme de Montaigne. On a pu trouver que Montaigne y faisait la part vraiment bien petite à l’effort, et l’on se demande quel esprit, quelle volonté peuvent se former sans l’effort. Sans la règle aussi, que peut-on faire ? Comment Montaigne, qui prescrit si bien d’endurcir et d’assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l’âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d’exercices et d’entraînement ? Il fuit trop la peine pour son élève : il n’en fera qu’un charmant garçon, qui ne saura rien solidement, qui ne saura même pas apprendre ni vouloir apprendre, un amateur ayant dégusté la mousse de la science, un causeur aimable de salon. Il y a loin de l’effrayant programme de Rabelais au léger bagage de Montaigne, et la réaction est vraiment trop forte contre l’érudition encyclopédique. Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l’éducation des Jésuites, au développement des qualités sociables et des talents mondains ; ce qu’elles contiennent en substance, n’est tout justement que l’honnête homme du xviie siècle. Mais je passe sur tous ces points, et je reviens à la question qui nous occupait. Montaigne a foi dans l’éducation, pour développer, fortifier, mais aussi pour redresser la nature. L’article essentiel de son programme, le blanc où il faut viser, c’est de former un bon jugement : c’est-à-dire une raison qui aille à la vérité, une conscience qui aille au bien. Livres, voyages, études, jeux, tout doit tendre là. La conscience et la raison sont les pièces principales de cette délicate machine, dont l’éducation monte les ressorts pour la vie.

Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu’un sceptique. Il a borné sa vue à la vie présente, dont il a dressé la forme pour satisfaire à toutes les aspirations de sa nature physique, intellectuelle et morale, et de façon que la volupté, la justice, la bonté y fussent commodément logées. Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l’égoïsme naturel et du sens commun. Mais Montaigne enveloppe d’un nuage de doute le noyau très dense de ses affirmations catégoriques [2].

  1. Essais, I, 25.
  2. Plus je lis Montaigne, plus je suis tenir de voir en lui un homme qui, à force de ne pas vouloir s’en faire accroire et nous en faire accroire, s’est fait, pour la morale, estimer moins qu’il ne méritait ; on l’a pris au mot dans son sincère examen de lui-même. Les gens à phrase et à poses nous imposent toujours un peu : nous ne les réduisons jamais à leur mérite nu (12e éd.).