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la littérature sous henri iv.

convient de parler des idées de Régnier : rien de moins profond, de plus vague et de plus banal que la morale de Régnier. À vrai dire, il n’est pas moraliste, mais peintre, voilà sa vraie vocation et son réel talent. Il a une singulière netteté de vision, et rend avec une puissance, un relief, une vie extraordinaires les physionomies, les attitudes, les propos des originaux qu’il a rencontrés. Il a et il donne par le physique la sensation du moral : il saisit au vol le geste ou l’accent significatifs d’un caractère ou d’une profession. Boileau lui a donné ce juste éloge, d’avoir été avant Molière l’écrivain qui a le mieux connu les mœurs des hommes. Dans ses Satires, mieux que nulle part ailleurs, revit ce Paris de Henri IV, à l’instant où les mœurs grossières commencent à se couvrir de politesse castillane : courtisans, petits-maîtres, médecins, pédants, poètes crottés ou parasites, combien de vives silhouettes s’enlèvent dans la clarté de cette poésie sans brumes ! Et Régnier n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique. Ses chefs-d’œuvre sont les Satires d’où l’abstraction et le raisonnement sont éliminés, et qui sont purement et simplement des images de la vie, qui en décomposent et fixent le mouvement : c’est cette pièce du Fâcheux, où il a surpassé Horace par la richesse de l’observation morale ; c’est ce Repas ridicule, dont Boileau n’a pu, tant s’en faut, égaler la chaude couleur et la verve comique ; c’est cette Macette, l’hypocrite vieille, que Tartufe ne fait point pâlir.

Ces rapprochements disent la valeur de Régnier. Dans ce genre de la satire, qu’il a préféré aux stances, aux odes, aux élégies, aux sonnets, ce poète tout naturel et primesautier inaugure vraiment la littérature impersonnelle ; et dans l’intensité de son impression, ce n’est pas lui-même qu’il cherche à exprimer, c’est tout ce qui n’est pas lui. Il est classique par là ; il l’est par la composition de son originalité. Ce paresseux a lu Horace et Juvénal ; il a lu Berni, Caporali, l’Arétin ; il a pratiqué Rabelais et Marot. C’est un Beauceron en qui continue de vivre le vieil esprit bourgeois, celui de Villon et de Jean de Meung. Réminiscence, hérédité, l’antiquité, l’Italie, la France, tout cela se mêle pour former la substance de ce sain et robuste talent, qui ne saura fausser ni forcer sa sensation. Il imite souvent : soyez sûr que s’il imite, c’est qu’il a reconnu dans la nature l’objet que son modèle lui offrait, et que son imitation, tout spontanément, rectifiera le modèle littéraire sur la réalité vivante.

Régnier eut le don du style : peut-être est-ce là le principal de son génie. Il est de la famille de Molière et de Regnard, par la franchise de son vers, par la couleur, la plénitude, la largeur qu’il sait lui donner. Il n’a point de raffinement ni de délicatesse : par certains excès de goût et de langage, il mène à Scarron et peut