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la préparation des chefs-d'œuvre.

enfin le Jugement, où le huguenot vaincu, déchu de toutes ses espérances terrestres, assigne les ennemis de sa foi, les bourreaux, les apostats, devant le tribunal de Dieu, à l’heure de la Résurrection.

Rien de plus inégal que ce vaste poème : comme il y a très loin de la sincérité du sentiment à la sincérité de l’expression, la rhétorique y abonde, une rhétorique lyrique qui ne vaut pas mieux que la rhétorique oratoire : d’Aubigné réussit à être vague et boursouflé dans la peinture de la Saint-Barthélemy ! Tantôt le style est tendu, antithétique, brillant, tantôt il est rocailleux, prolixe, informe. Il poursuit la force jusque dans l’horrible et le dégoûtant. Les négligences alternent avec les éruditions. De froides et obscures allégories succèdent à des chroniques impitoyablement détaillées en vers languissants ou durs. À chaque instant, les inversions obscurcissent le sens, ou les enjambements détruisent le rythme. Il faut beaucoup d’illusion pour assimiler les coupes de D’Aubigné à celles de Victor Hugo : ce qui est science chez celui-ci, n’est chez l’autre qu’insouciance ; dans les Tragiques, les enjambements, les vers disloqués produisent des effets puissants, quand la pensée y donne lieu, mais ils sont aussi bien employés à ne rien produire du tout ; et du moment qu’ils ne sont pas expressifs, ils sont forcément prosaïques [1].

En revanche, que de morceaux sont d’un rare, d’un grand poète, et n’auraient eu besoin presque de rien, ici d’une retouche, là surtout d’un retranchement, pour atteindre à la perfection de leur caractère ! Est-il utile d’expliquer ce qu’il y a d’imagination pittoresque, de vive, de mordante, d’âcre, d’ardente inspiration dans les Tragiques, de détailler les trouvailles saisissantes de ce style forcené pour diffamer ou maudire, et pour glorifier ou bénir ? On n’a qu’à feuilleter le poème, à se rappeler les passages fameux que tout le monde cite : les prologues des Misères et des Princes, la cour des Valois, et tant de vers éclatants qui fleurissent jusque parmi les plus épineuses broussailles.

  1. Qu’on lise les vers suivants ; on verra si les formes simples de Malherbe n’étaient pas un progrès et un intermédiaire nécessaire entre les rythmes confus du xvie s. et les rythmes compliqués du xixe :

    À tant elle approcha sa tête du berceau,
    La releva dessus ; | il ne sortait plus d’eau
    De ses yeux consumés ; | de ses playes mortelles
    Le sang mouillait l’enfant ; | point de lait aux mamelles,
    Mais des peaux sans humeur ; | ce corps séché, retrait,
    De la France qui meurt fut un autre portrait.
    Elle cherchait des yeux deux de ses fils encore ;
    Nos fronts l’épouvantaient ; | enfin la mort dévore
    En même temps ces trois.|