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la tragédie de jodelle à corneille.

Mairet viennent se placer de 1628 à 1630 Rotrou, Scudéry, Corneille, Du Ryer : en 1636, Tristan. A voir leurs œuvres, on serait tenté d’abord de regretter le vieux Hardy, qui était grossier et brutal, mais qui du moins n’était ni précieux, ni galant, ni italien, ni espagnol : on regrette le gros bon sens avec lequel il maniait ses sujets, son action directe et rapide, ses sentiments peu raffinés, mais naturels. Ceux-ci se piquent de style et d’esprit ; ils portent au théâtre le goût des pointes, des inventions romanesques, des fanfaronnades épiques : c’est avec eux que, sans négliger les Italiens, notre théâtre se met à vivre aux frais du répertoire espagnol.

À la veille du Cid, le spectacle offre un singulier mélange d’extrême grossièreté et de recherche extravagante. La tragi-comédie ou la tragédie jusque vers 1635 est précédée du Prologue, vrai boniment de foire, énorme de bouffonnerie et d’obscénité : elle est suivie de la farce, qui est salée, et souvent d’une chanson de Gautier Garguille, qui n’est pas mièvre non plus. Au milieu de ces divertissements tout populaires, la tragi-comédie étale ses inventions surprenantes et stériles : nous pouvons prendre pour spécimen l’Heureuse Constance de Rotrou (1631). Le roi de Hongrie doit épouser la reine de Naples, et l’épousera au dénouement ; mais pour qu’il en vienne là, il faudra que tout le monde se déguise, le roi de Hongrie en simple gentilhomme, Alcandre, frère du roi, en marchand, son amante Rosélie en paysanne, la reine de Naples en pèlerine, un valet bouffon en Alcandre ; et il faudra encore deux fausses lettres pour brouiller la situation au milieu de la pièce. Les déguisements et les travestis sont la monnaie courante dans les tragi-comédies.

Quant à la tragédie, dans la mesure où les exigences de la scène le permettent, elle a repris l’allure d’une déclamation littéraire, à la façon dont l’entendaient les poètes du xvie siècle. Sénèque, inconnu de Hardy, reprend son autorité sur nos poètes : dans l’Hercule mourant (1632), seule tragédie de Rotrou antérieure au Cid, Hercule a revêtu au troisième acte la tunique empoisonnée : deux actes durant, il agonise, d’une agonie qui consiste à lâcher coup sur coup d’énormes tirades, et le cinquième acte est une apothéose d’opéra. En 1636, deux tragédies notables paraissent : la Mort de César de Scudéry, où Plutarque n’est pas mal découpé, mais où l’action trop visiblement ne sert que de prétexte aux exercices oratoires dans le goût de Lucain, et la Marianne de Tristan, qui n’ajoutait guère à celle de Hardy que la boursouflure d’une rhétorique échevelée.

Le Cid parut à la fin de 1636 ou dans les premiers jours de 1637 : le poète était déjà célèbre, rien cependant ne pouvait faire prévoir