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les grands artistes classiques.

poésie. Ses goûts vérifient en somme ce que je disais à propos de Bussy. Très solidement instruite, elle a un choix de lectures austère pour une femme. Elle lit Quintilien, Tacite, saint Augustin : Nicole ne la lasse jamais, et Pascal la transporte. De ce fonds de lectures, que son esprit applique à son expérience, sortent tant de réflexions sur la vie humaine, sur les mœurs et sur les passions, qui rendent ses lettres si substantielles. Mais sa qualité essentielle et dominante, c’est l’imagination ; et ce qui fait de ses lettres une chose unique, c’est cela : une imagination puissante, une riche faculté d’invention verbale, deux dons de grand artiste, dans un esprit de femme plus distingué qu’original, et appliqué à réfléchir les plus légères impressions d’une vie assez commune, ou les événements journaliers du monde environnant. Dans ses inégalités, dans ses vivacités d’humeur, dans ces caprices où son jugement va à la dérive, quand elle prophétise sur Racine ou sur le chocolat, dans sa dévotion, sincère assurément, mais sans fièvre, jusque dans son idolâtrie maternelle, qui lui fait adorer de loin la fille avec qui elle ne peut vivre sans disputer, l’imagination domine. Elle a une puissance de se figurer les sentiments qui dépasse sa capacité immédiate de sentir. Voyez son admirable lettre sur la mort de Turenne, elle l’écrit au bout d’un mois, lorsqu’elle a déjà parlé dix fois du fait. Au lieu de s’émousser, l’impression s’avive en elle, parce que lentement, à mesure que les circonstances lui parviennent, son imagination en élabore une représentation complète : et c’est de cette vision que jaillit le récit définitif, simple, objectif, et saisissant comme la réalité même. En un mot, elle est artiste, et comme telle, sa personne n’est pas la mesure de son œuvre ; par cette riche faculté de représentation qu’elle possède, elle se donne des émotions que la simple affection ne ferait pas naître, et elle émeut plus qu’elle n’a elle-même d’émotion.

De là encore dérive ce don rare par lequel elle fait sortir le pathétique des idées abstraites : elle a cette forme supérieure de l’imagination qui érige en symboles les objets sensibles, et fait transparaître l’universel dans l’expression du particulier. Lisez la sublime demi-page sur la mort de Louvois : ce pathétique n’est pas un épanchement irrésistible de tendresse ou de sympathie sur les choses ; il naît du saisissement de lire à travers certaines formes de la réalité vivante les vérités métaphysiques devant lesquelles sa raison frissonne. Une mort lui révèle toute la mort. C’est le pathétique de Bossuet.

Cette force d’imagination dans un tempérament froid fait la valeur de la peinture que Mme de Sévigné a tracée de la société de son temps. Ses Lettres nous sont une image merveilleusement fidèle de la vie noble au xviie siècle, dans tous ses aspects et ses