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CHAPITRE II

LA TRAGÉDIE


1. Décadence de la tragédie : ni nature ni vérité. Crébillon ; la tragédie romanesque et horrible. — 2. Voltaire : justesse de la conception, faiblesse de l’exécution. Voltaire et Shakespeare : inventions et artifices qui modifient la forme de la tragédie. Le théâtre philosophique. — 3. Rien autour ni à la suite de Voltaire.

Le xviiie siècle a fait effort pour ranimer la tragédie. Ses remèdes ont achevé de la tuer.

1. CRÉBILLON.

Elle était bien malade, dès le jour où elle perdit Racine : par un effort de génie qui ne sera pas renouvelé, il avait su pousser son observation bien au-dessous de la surface polie des mœurs actuelles jusqu’aux explosions immorales, douloureuses, brutales, des passions naturelles. Comme le hasard ne suscite après lui personne qui puisse faire équilibre aux circonstances par son tempérament, la force des circonstances l’emporte, et étouffe la tragédie. La vie de société ne laisse pas aux émotions profondes de l’individu le droit de s’exprimer, et élimine de plus en plus rigoureusement par la tyrannie des formes les réalités de sentiment et d’action qui pourraient servir de modèle à la tragédie. Or, en même temps, la condition des gens de lettres se relève ; la considération dont ils jouissent les introduit et les enferme dans le monde ; leur champ d’observation se trouve par là singulièrement restreint, et le rideau des bienséances sociales s’interpose entre leur œil et la nature. L’objet, le don, le goût de l’observation psychologique s’évanouissent également ; et cette connaissance de