Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
669
le roman.

neurs et critiques ; il ne manque guère une occasion d’égratigner Voltaire. Il n’a pas du tout l’humeur philosophique. Il n’en veut ni à la religion ni à la société ; il traite comme travers des personnes et des classes ce que les autres attaquent comme vices des institutions ; il fait le moraliste, et non le sociologue. Il n’a pas confiance dans la raison : il croit qu’elle n’est pas de force à régler la pratique. S’il n’est pas psychologue profond et original, il est du moins observateur attentif des effets réels de la vie morale ; par là il est homme du xviiie siècle plutôt que du xviiie. Il l’est aussi par la prédominance de l’instinct artistique : il ne vise qu’à rendre ce qu’il a vu ; il n’a pas d’intention polémique ni d’esprit de propagande.

Il n’est pas de son temps non plus par le choix de ses modèles, de ses sources et de ses sujets. Il tourne le dos à son siècle, qui regarde vers l’Angleterre : pour lui, c’est à l’Espagne qu’il s’adresse. En cela, il n’était même pas classique. On a beau signaler tout le long du règne de Louis XIV de nombreuses imitations et traductions d’œuvres espagnoles, il n’en est pas moins vrai que de 1660 à 1707 aucune grande œuvre n’accuse cette origine. L’art classique a rejeté les modèles espagnols à la basse littérature ; et l’on peut encore rapporter à la défaite du goût classique cette singularité, qu’un disciple de Molière et de La Bruyère se fait l’héritier des Chapelain et des Scarron par sa prédilection pour la littérature de l’Espagne. Il est vrai qu’il y trouvait un avantage : cette littérature était un inépuisable magasin de cadres, de formes, d’aventures, de figures, qui permettait à Lesage de travailler rapidement. C’était pour lui un grand point.

Car il apporte dans la vie littéraire un fait nouveau, considérable en ses conséquences. Jusqu’ici du moins, ce n’étaient que de pauvres diables d’écrivains, sans talent et sans gloire, qui avaient vécu aux gages des libraires. Lesage, par indépendance, par dignité d’homme, n’attend ni les pensions ni les cadeaux ni les sinécures que procure la faveur des grands. Il entend vivre de son travail. C’est d’une belle âme. Mais l’art y perd. Car la vie matérielle soumet à ses nécessités le travail littéraire ; le besoin d’argent règle la production. De là les œuvres bâclées, la copie diffuse, les volumes bourrés : chaque feuille d’écriture est un capital créé. La tentation est grande d’entasser volume sur volume, de délayer, de répéter ; il faudra beaucoup de force d’âme pour mûrir pendant dix ans un petit livre. L’ouvrage des écrivains perdra en densité ce qu’il gagnera en volume. Lesage est le premier exemple d’un grand écrivain qui se fait de son talent un moyen d’existence régulier. Aussi, parmi ses nombreux romans, n’y a-t-il que deux œuvres qui comptent : encore ne sont-elles pas sans bourre.