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le roman.

grossièreté répugnante des mœurs, l’âcre goût de terroir de la satire et de la plaisanterie. C’est de là que viennent dans Gil Blas toutes ces insipides histoires de voleurs, ces friponneries longuement machinées et minutieusement narrées, enfin tant d’ennuyeux chapitres qu’on feuillette avec dégoût. Mais partout où l’on aime à s’arrêter, partout où l’on trouve une fine satire des sottises humaines, de chaudes peintures des mœurs du temps, soyez sûr que les sources de Gil Blas doivent se chercher dans la littérature française, et dans la société française. Ces précieux, ces comédiens, ces gens de finance, auprès desquels Lesage nous introduit, ont existé chez nous. Dans l’exploitation de ses modèles, puisque modèles il y a, Lesage se laisse guider par sa connaissance de la réalité prochaine, de l’homme vu dans le Français.

La première partie du roman, publiée en 1715, a été écrite dans les derniers temps de Louis XIV : ce ne sont que des scènes de la vie privée. Le fils de l’écuyer et de la duègne part de la maison paternelle, chargé d’une science qui n’a rien de pratique, curieux et candide, gonflé d’espérances et ivre de liberté. La vie va former ce « niais », et rabattre son vol : un peu d’instinct, beaucoup de poltronnerie l’écartent de la grosse malhonnêteté ; il cède à l’occasion, ou à la nécessité, mais, tout compte fait, il aime mieux faire fortune sans risquer les galères ni l’infamie. Dans les compagnies étranges où le sort le jette, il apprend combien Gil Blas est peu de chose dans le monde, que le monde n’a pas pour principale affaire de contenter, d’admirer Gil Blas. Sa vanité lui attire de dures disgrâces : il comprend qu’elle est un piège où nous nous prenons nous-mêmes ; il s’instruit à la rendre intérieure. Il acquiert l’habitude de se méfier des autres et de lui. Le hasard d’une bonne action qu’il n’a pas méditée le fait intendant d’une riche maison, aimé de ses maîtres. Il y vivra paisiblement, grassement ; il pourra presque s’enrichir sans voler, et il mourra à peu près honnête homme.

Mais, en 1724, le troisième volume jette Gil Blas hors de la maison de don Alphonse, dans de nouvelles aventures, dans un monde plus relevé : le tableau de genre s’agrandit en tableau d’histoire. Gil Blas devient le favori du duc de Lerme ; et nous pénétrons à la cour, par la petite porte, il est vrai, et les couloirs dérobés. Nous voyons l’envers et les dessous de ces imposantes machines qu’on nomme ministère, administration, gouvernement, les égoïsmes éhontés, la basse corruption, les intérêts sordides, qui sont les ressorts des grandes affaires. Que s’est-il passé de 1714 à 1725 ? Lesage a-t-il mis la main sur des documents inconnus ? Non, il y a simplement que la Régence a passé, en son débraillé, dans sa cynique impudence, étalant ce que la majestueuse personne de Louis XIV