Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/771

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
749
diderot.

par les idées que les sujets suggéraient, idées polissonnes chez Boucher ou Fragonard, idées voluptueuses ou morales chez Greuze, idées philosophiques chez Bouchardon. Les moyens de la peinture et de la statuaire étaient un langage par lequel on s’adressait à l’intelligence. Dans la composition même, c’était encore la littérature qui prévalait : le théâtre fournissait des modèles d’arrangement et un principe de coordination des objets naturels. Diderot eut le tort, sans doute, de pousser dans ce sens. S’il malmena Boucher, il applaudissait à Greuze, il lui criait : « Fais-nous de la morale, mon ami ! » Et Greuze peignait en effet des drames édifiants et ennuyeux comme le Père de famille.

Il reste que les Salons de Diderot sont en leur temps une œuvre considérable. On a le droit de dire qu’il a fondé — sinon la critique d’art — du moins le journalisme d’art. C’est la première fois que nous rencontrons une œuvre littéraire qui compte, et qui ait pour objet les beaux-arts. Diderot fait des tableaux, des statues un objet de littérature, alors qu’antérieurement les arts et la littérature étaient deux mondes fermés, sans communication, et qui n’existaient pas l’un pour l’autre. De même les artistes et les écrivains vivaient à part, chacun de leur côté : Mme Geoffrin avait son dîner des artistes et son dîner des écrivains, qui n’avaient pas beaucoup de convives communs. Diderot renverse toutes ces barrières. Littérateur, il hante les ateliers, il cause, il dispute ; il frotte ses idées contre leurs théories, son esthétique poétique contre leur esthétique pittoresque ou plastique. Au public enfermé jusqu’ici dans le goût littéraire, il ouvre des fenêtres sur l’art ; à travers toutes ses expansions sentimentales et ses dissertations de penseur, il fait l’éducation des sens de ses lecteurs ; il leur apprend à voir et à jouir, à saisir la vérité d’une attitude, la délicatesse d’un ton. Tout cela se retrouvera plus tard ; et cette communication établie entre l’art et la littérature ne sera pas sans contribuer à la révolution romantique.