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buffon.

l’impatience, les révoltes, les illusions puériles, les faciles espérances qui échauffaient les esprits de ses contemporains : il ne croyait pas aux brusques renversements qui renouvellent le monde, il ne croyait pas surtout toucher de la main l’ère de la raison universelle et du bonheur parfait. Il se représentait le progrès de l’humanité comme un gain certain, mais insensible, dont le calcul ne peut se faire que de loin en loin.

Il rendit deux grands services à la science et à la littérature : à la science, le service de la dégager des aventures irréligieuses, immorales, où les philosophes la compromettaient ; à la littérature, le service de lui donner l’histoire naturelle comme une nouvelle province. C’était le plus bel agrandissement qu’elle eût obtenu depuis longtemps.

La science était à la mode déjà : mais Buffon fit aimer une science sérieuse, de première main et d’incontestable valeur ; nous sommes loin avec lui de la physique amusante et des expériences d’amateur, qui, depuis Fontenelle, faisaient partie des divertissements de la vie mondaine. Mais, pour faire goûter son œuvre sévère et impartiale, Buffon eut besoin d’un talent d’écrivain de premier ordre. J’abandonne ses descriptions : elles sont décidément pompeuses ou coquettes, frelatées surtout, et enveloppant la vérité scientifique de lieux communs littéraires, de formes nobles ou d’idées morales ; les animaux reçoivent des sentiments généreux ou vicieux, tout comme dans les Fables de La Fontaine. Mais une bonne partie de ces morceaux, les plus enjolivés et les plus prétentieux, sont dus aux collaborateurs de Buffon : Guéneau de Montbéliard est responsable du paon et du rossignol ; le dévoué abbé Bexon a lissé les plumes du cygne. Ce n’est pas là qu’il faut chercher Buffon : c’est dans la Théorie de la terre et dans les Époques de la nature. Ici il est simple, parce que l’idée est grande et contente son imagination. Sa phrase, large, grave, va d’un mouvement régulier et majestueux, sans faux ornements, ni prétention, ni pompe. Il nous offre alors cette éloquence didactique, ordonnée, lumineuse, animée, dont il a donné la formule dans son discours de réception à l’Académie française.

M. Faguet fait justement observer que Buffon est, avec Rousseau, le plus grand poète du siècle. En un sens, il est plus grand, plus haut que Rousseau. Il a retrouvé la poésie de Lucrèce ; et ses Époques de la nature ont la beauté du cinquième livre du De natura rerum. D’autres ont pu peindre quelques apparences de la nature ; ils ont offert à nos sensations quelques formes particulières, éparses dans l’immensité de l’espace et de la durée, et qui s’assortissaient à la qualité de leur âme. Mais Buffon seul a donné au sentiment de la nature toute sa profondeur ; il en a fait une émotion philoso-