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le patriarche de ferney.

à un dîner du comte de Boulainvilliers ; nous entendons un gardien des capucins de Raguse donner ses instructions au frère Pediculoso qui part pour la Terre Sainte. Nous lisons des lettres « déistes » de Memmius à Cicéron. C’est un étrange défilé de gens de toute nation, de tout costume, de toute couleur, qui viennent déposer en faveur de la raison.

Paris, l’Europe sont inondés de petits livrets signés de noms connus ou inconnus, réels ou fantastiques : Dumarsais, Bolingbroke, Hume, Tamponet, docteur de Sorbonne, l’abbé Bigex, l’abbé Bazin et son neveu, les aumôniers du roi de Prusse, je ne sais combien d’auteurs inattendus, tous différents d’âge et de condition, encore que beaucoup soient d’Église, tous semblables de doctrine et d’esprit. Les malins, à certaines marques, ont vite fait de reconnaître « la fabrique de Ferney » : Voltaire nie comme un beau diable ; cela ne trompe personne, et amuse tout le monde. La brochure souvent est brûlée ; Voltaire est bien tranquille. Il sait que le gouvernement, qui ne peut rien contre lui et ne tient pas à pouvoir quelque chose, lui demande pour toute concession de ne pas s’avouer l’auteur des plus meurtrières brochures.


2. LES ENNEMIS DE VOLTAIRE.


Voltaire mit souvent ce génie et cette puissance au service de ses passions personnelles. En faisant la guerre au profit de la raison et de l’humanité, il fit le pirate pour son compte. Chargé de tant d’affaires, il trouva toujours le temps de se colleter avec Pierre et Paul, grands ou petits, bons ou mauvais, gens à talent ou sans talent, qui avaient eu le malheur de choquer sa vanité ou d’éveiller sa jalousie. Ses démêlés avec le président de Brosses [1], propriétaire de Tournay, qui d’ailleurs l’avait « roulé » dans la transaction, sont une comédie ; Voltaire s’est entêté à ne pas payer quelques voies de bois qu’il a prises ; et il veut que le président les paie. Ils échangèrent des lettres impertinentes, aigres, injurieuses ; le président dit avec esprit de dures vérités à Voltaire. Aussi ne fut-il plus qu’ « un misérable » ; et pour n’avoir pas voulu payer le bois dont son locataire s’était chauffé, il lui en coûta un fauteuil académique ; la rancune tenace du philosophe ameuta contre lui la secte encyclopédique.

  1. Le président de Brosses (1709-1777), conseiller au parlement de Dijon en 1730, président en 1741, premier président en 1775, a laisse d’excellentes Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740 (Paris, 1836 ; 4e éd. 1885). — À consulter : Foisset, Voltaire et le président de Brosses, Paris, 1885.