Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/799

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
777
jean-jacques rousseau.

bientôt bruyamment. Rousseau se retrouve sur le pavé de Paris, sans fortune et sans emploi. Il se met à copier de la musique pour vivre. Mais dès son précédent séjour il s’est fait des amis, des amies : il a trente ans, l’œil ardent, la figure intéressante ; il aura beau dire plus tard, les sympathies vont à lui. Diderot lui donne à faire des articles de musique pour l’Encyclopédie. Il connaît Fontenelle, Marivaux, il se lie avec Condillac. Il retape pour la cour une pièce de Voltaire, un opéra de Rameau ; il fait jouer de sa musique chez un fermier général, chez le magnifique M. de la Popelinière. Enfin il devient secrétaire de Mme Dupin, dont le fils, M. de Francueil, fermier général, veut le prendre pour caissier ; c’était la fortune. Rousseau a la réelle délicatesse de refuser des fonctions auxquelles il n’était pas disposé à se donner. Il eut toujours un solide et fier mépris de l’argent : ne traitons pas trop facilement d’orgueil une assez rare vertu. Mais voici le contraste : c’est vers ce temps qu’il dépose les enfants de Thérèse Levasseur, malgré elle, aux Enfants-Trouvés.

En 1749, l’Académie de Dijon met au concours la fameuse question : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou épurer les mœurs. Rousseau choisit le paradoxe qui fait le succès de son discours. Inconnu la veille, en un jour il est célèbre. Le Discours sur l’inégalité, qui vint après, fit plus d’effet encore. En deux pas, Rousseau a rattrapé Voltaire. Mais voici le danger pour cette nature immensément orgueilleuse, et fanfaronne de sincérité : du jour où il a pris position par un livre devant le public, il croit son honneur en jeu s’il n’est pas l’homme de sa théorie ; il commence à se singulariser à outrance. Il en a pris le parti du reste, dès qu’il s’est trouvé introduit dans les salons. Il ne sait pas vivre, il n’a pas le ton, les manières du monde ; il souffre dans son amour-propre, et il essaie d’échapper au ridicule par un déploiement volontaire de rudesse et de sauvagerie. Puis il était toujours resté le vagabond à qui il fallait le grand air et le ciel libre, les courses à l’aventure, et les surprises d’un coin de bois ou d’un coucher de soleil. Aussi prit-il, en pleine gloire, la résolution de quitter ce noir, fiévreux, assourdissant et asservissant Paris : ses amis les philosophes, qui n’avaient pas le tempérament bucolique et vivaient aux bougies comme le poisson dans l’eau, ne comprirent rien à cette lubie, essayèrent de le retenir, et n’arrivèrent qu’à le froisser.

La femme d’un fermier général, Mme d’Épinay, qui possédait le château de la Chevrote, mit à la disposition de Jean-Jacques un pavillon de cinq ou six pièces avec un potager et une source vive, qu’elle avait au bout de son parc. Rousseau y transporta ses livres, son épinette, Thérèse et la mère Levasseur ; l’installation