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les tempéraments et les idées.

contre la règle, puisqu’il n’y a pas de règle. Il est égoïste : il suit l’instinct qui lui dicte de conserver son être. Il est innocent comme l’animal. Il satisfait son besoin : il ne veut le mal de personne ; au delà de son besoin, il ne prend rien. Il a même un instinct de sympathie, de pitié, qui le porte vers les êtres de son espèce, qui le fait, quand son être est sauf et pourvu, aider spontanément au salut, à la satisfaction des autres. Il a des sensations agréables ou pénibles qui éveillent son activité, et avertissent son instinct. La corruption commence le jour où sur la sensation s’applique la réflexion, où la raison se superpose à l’instinct. Car alors l’égoïsme naturel, légitime et charmant, fait place à l’intérêt, injuste et odieux ; la lutte et la misère naissent de la multiplication des besoins, par l’invention artificielle de plaisirs d’opinion, par la prévoyance contre nature des utilités futures. Réflexion, raison, intérêt, extension des appétits personnels au delà des limites du nécessaire et du présent, atrophie du sens de la pitié, toute cette déformation de l’homme naturel s’est faite, s’est accrue dans et par la société.

Le vice essentiel de la société, c’est l’inégalité. Il y a de l’inégalité dans la nature, mais elle n’empêche personne de satisfaire son appétit, elle ne dispense personne de travailler à le satisfaire : elle laisse tout le monde bon, libre, heureux. L’inégalité sociale crée des privilégiés ; elle dit à quelques-uns : Tu auras tout sans rien faire ; à la masse : Peine, non pour toi, mais pour eux. Elle fait des oppresseurs et des esclaves, des méchants et des malheureux. L’origine du mal social, c’est la propriété, clef de voûte de la société. Puissance, noblesse, honneurs, tout peut se ramener à l’inégalité des biens, à la propriété. Et ainsi le mal social peut se définir par l’antithèse de la richesse et de la pauvreté : voilà comment se pose le problème, dans le Discours sur l’inégalité.

Si la société est mauvaise en son principe, et si tout son progrès a été de devenir plus mauvaise, il suit de là que le signe de l’état social le plus avancé est un indice de corruption plus complète. Or n’est-ce pas à l’éclat des lettres et des arts que se mesure la civilisation d’une société ? Donc ces créations de l’humanité intelligente attestent la perversion de l’humanité : elles sont nées du mal et l’augmentent. Ne voit-on pas partout les arts et les lettres en relation étroite avec le luxe, avoir besoin du luxe ? Et le luxe, c’est la richesse de quelques-uns par la misère de tous. De là sort tout le discours qui répond à la question de l’Académie de Dijon.

Mais dans la littérature, le genre lié au plus haut degré de civilisation, c’est le théâtre. Le plaisir dramatique est un plaisir social et sociable. Le poème dramatique est imitation des mœurs