Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/807

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
785
jean-jacques rousseau.

représenter le contrat constitutif de toute société. Tous les hommes, antérieurement égaux et libres, renoncent également à leur liberté : ils soumettent tous leur volonté individuelle, antérieurement souveraine pour elle-même, à la volonté de tous, qui devient l’unique souverain. Pourquoi ? pour que la volonté de tous procure le bien de tous. Ainsi, selon le contrat primitif, tous les hommes restent égaux dans la société ; ils cessent d’être libres ; car s’ils sont souverains collectivement, ils sont individuellement sujets. Mais ils sont libres pourtant, car être libre, c’est être soumis à sa volonté propre ; or la volonté constante de l’homme civil, c’est que la volonté générale soit obéie de tous, et de lui-même. Ainsi l’individu s’aliène tout entier et n’est pas esclave. Il n’a pas un droit qu’il ne tienne de la société, et il n’est pas opprimé : car l’oppression, c’est l’exploitation de tous par quelques-uns, c’est l’inégalité. Le magistrat n’est pas souverain, il est agent du souverain. Voilà les principes naturels de l’état social ; et tout l’effort doit tendre, non pas à détruire les sociétés actuellement existantes, mais à les réduire au type idéal ; tous les abus, toutes les misères, toute l’oppression disparaîtraient dans cette réduction, et l’organisation politique, avec les mœurs qui en découlent, ne pervertirait plus l’homme naturel.

Est-ce là tout le système ? Non, il y manque encore une pièce considérable : Dieu. On s’est souvent étonné de cette affirmation hardie : l’homme est bon, dans l’état primitif, tel que la nature l’a fait. Qui le prouve ? dit-on. Dieu, qui n’a pu faire l’homme mauvais. Mais si l’homme s’est rendu mauvais, comment peut-il redevenir bon ? Par Dieu, présent en lui, source d’énergie morale, appui de la volonté, garant et témoin des engagements intérieurs. Sans Dieu, tout s’écroule : et de là l’admirable lettre de Julie sur la célébration religieuse de son mariage ; de là l’ample Profession de foi du vicaire savoyard.

On voit comment les chefs-d’œuvre de Rousseau s’attachent entre eux et dans leurs diverses parties : mais ils s’attachent aussi fortement à la personne de leur auteur. On ne s’attendrait pas que cette œuvre si une, si logique, si ramassée en un petit nombre de principes, fût la transcription d’une vie si éparse, si aventureuse, si agitée ; et cela est pourtant. Rousseau nous l’a dit : l’homme naturel, c’est lui. La société l’a détruit ailleurs, en lui seulement opprimé : de sorte que le modèle d’après lequel l’homme civil et l’état civil doivent être restaurés, c’est Jean-Jacques Rousseau lui-même. Ainsi s’ajoute un dernier chef-d’œuvre à la liste déjà offerte : les Confessions, où l’homme de la nature s’expose en sa réalité, meilleur que tous par la vertu de la nature, plus malheureux que tous par le vice de la société. Il n’a qu’à se raconter, et