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la littérature pendant la révolution et l’empire.

philosophique de l’essai : Mme de Staël entreprend de prouver, ou du moins affirme avec constance que la liberté, la vertu, la gloire, les lumières ne sauraient exister isolément : elle tient pour acquis que les grandes époques littéraires sont des époques de liberté. Mme de Staël prétend aussi, « en parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles », manifester la loi de « la perfectibilité de l’espèce humaine ». Elle « ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait été jamais abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a jamais été interrompue ». Comme on voit, c’est la thèse de Perrault qu’elle reprend dans toute sa largeur. Et cela la mène aux mêmes raisonnements forcés, aux mêmes jugements arbitraires. Elle affirme, en vertu de sa thèse, l’infériorité des Grecs, qu’elle ne connaît pas, à l’égard des Romains, qu’elle ne connaît guère. Naturellement elle reprend l’idée de la supériorité du siècle de Louis XIV sur le siècle d’Auguste ; nous avons vu Boileau même la concéder. Mais elle fait un pas de plus, et un pas décisif : les littératures modernes sont des littératures chrétiennes, et la littérature française s’est placée dans des conditions désavantageuses en s’imposant les formes et les règles des œuvres anciennes et païennes. Il y a des littératures qui, mieux que la nôtre, ont rencontré les véritables conditions de la beauté littéraire, parce qu’elles ont été franchement nationales et chrétiennes.

Nous voici conduits au principe nouveau, large, fécond, dont Mme de Staël a voulu donner la démonstration par son livre, et qui contient tout le développement postérieur de la critique : « Je me suis proposé, dit-elle, d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs, des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois… Il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature… En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. » Il semble qu’elle ne tienne pas trop, pour la poésie, à sa doctrine du progrès, et qu’elle se contente de constater des différences : si c’est sa pensée, la correction est heureuse. Cherchant donc des différences, elle classe les littératures en littératures du Midi, en littératures du Nord, Homère d’un côté, Ossian de l’autre : d’un côté Grecs, Latins, Italiens, Espagnols, xviie siècle français, de l’autre, Anglais, Allemands, Scandinaves. Elle aime dans les littératures du Nord la mélancolie, la rêverie, l’exaltation dans la tristesse,