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chateaubriand.

effrénément dans l’image splendide que d’ardentes affections lui renverront de son être : une de ses voluptés choisies fut de se mirer dans un cœur qu’il remplissait. Il servit la cause des Bourbons avec désintéressement ; mais il appartient à Chateaubriand d’avoir le désintéressement égoïste : il sert pour l’honneur, ce qui revient, dans la pratique, à se détacher du succès de la cause, à se satisfaire des actes ou des gestes qui dégagent son honneur. Services, fidélité, présence au jour du danger, absence au jour des récompenses, toute cette réelle noblesse de sa conduite, il ne la donne pas à la légitimité, pour aider au triomphe de la justice, il se la donne à soi-même, pour agrandir sa personnalité. Il donne libéralement des attitudes magnifiques, des renoncements hautains, de fières inactions : tout un dévouement stérile et décoratif.

L’orgueil est le fond de Chateaubriand : on le retrouve dans toutes les manifestations de son être. Peu porté et peu exercé à observer, n’ayant dans ses longues journées de Combourg presque point de créatures humaines avoir, sensible aux dehors surtout, il ne connaîtra guère des autres que les masques et les silhouettes. Lui, il se voit par le dedans, il plonge en son fond, il sent immédiatement ses émotions et ses désirs. Presque jusqu’à son entrée dans la vie politique, il n’est pas mis dans la nécessité d’étudier son semblable, de le pénétrer, d’y saisir les mobiles, les ressorts, les modes d’action : et alors il sera trop tard pour faire le métier de psychologue. À cette date le pli est pris. Il s’est concentré : un seul homme l’intéresse, qui est M. de Chateaubriand. Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. Il n’y a que lui qui ait ces joies, ces douleurs, ces désirs, ces dégoûts. Personne n’aura plus que lui ce que M. Faguet appelle « le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne » : la persuasion qu’il ne passe rien en lui qui n’intéresse l’univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l’univers. L’orgueilleux enfantillage de son pessimisme a même source : il croit pleurer des larmes que nul homme n’a pleurées, pour des plaies dont nul homme n’a saigné. Le mal qui est dans la création, il ne le sent que dans son éphémère personne, et se croit la victime élue entre les créatures pour la souffrance [1].

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l’orgueil vertu jusqu’à l’orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d’Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l’orgueil vertu. L’orgueil l’a élevé au-dessus de la niaise rancune des émigrés. Il se pique de rendre justice à Napoléon : il le mesure dans sa hauteur. Mais lisons les Mémoires d’outre-tombe ;

  1. La Préface de l’éd. de 1826 est un curieux document de cet orgueil.