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la littérature pendant la révolution et l’empire.

c’est un mal, de vivre avec ce mal. De cette intelligence résultait un libéralisme, relatif et limité, mais réel. Si, malgré ses prétentions, il n’a pas eu un rôle politique de premier ordre, la faute en est à son caractère et à son esthétique, qui l’ont écarté du pouvoir.

Il avait de l’esprit. Il a dessiné dans ses Mémoires d’amusantes silhouettes d’ambassadeurs, de ministres, de courtisans ; le corps diplomatique à Rome est une jolie collection de grotesques lestement enlevés. Voici M. de Bourmont avec sa physionomie spirituelle, son nez fin, ses beaux yeux doux de couleuvre. Voici La Fayette toujours enchanté de promener sa figure populaire à travers les mouvements dont il n’était pas le maître : « il humait le parfum des révolutions ». Voici M. de Polignac : il « me jurait qu’il aimait la Charte autant que moi, mais il l’aimait à sa manière, il l’aimait de trop près ». L’anecdote de M. Violet, le maître à danser des sauvages, est tout à fait dans le goût de Diderot ou de l’abbé Galiani.

Mais l’intelligence et l’esprit restèrent toujours des parties secondaires de sa nature, tout à fait sous la domination du caractère et de l’imagination. Si l’on prend Chateaubriand hors de sa vie politique, hors des Mémoires d’outre-tombe, dans ses œuvres de création littéraire seulement, à peine le soupçonnera-t-on spirituel, et moins encore, peut-être, intelligent. Il nous parait doué d’une singulière inaptitude à saisir les idées, à former des raisonnements. Son éducation, la vie à Combourg ne lui ont pas appris à penser. Il a lu Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie : voilà d’où il tire toutes ses idées, par un très simple procédé de conversion : il tourne leurs affirmations en négations, et inversement. Il nie la perfectibilité indéfinie de l’humanité, la bonté de l’homme, le prix de la vie ; il affirme la religion, l’impuissance de la raison, le mystère, le surnaturel. De raisonnement, il n’y en a pas, ni d’analyse, ni de vérification, ni d’appareil critique ou logique. Il ne s’est pas appliqué davantage à la psychologie ; et là-dessus il a des ignorances, des conventions qui dépassent toutes celles des « philosophes ». En un mot, avec une intelligence qui était plutôt au-dessus de la moyenne. il n’a que des idées médiocres, superficielles et surtout arbitraires. C’est que ses idées ne sont que des reflets, des prolongements de ses sentiments. En leur médiocrité, elles correspondent à des sentiments intenses, profonds, originaux. Il a eu les idées qui aidaient son humeur à se manifester.

En vertu même de ce caractère, la forme de l’intelligence, en Chateaubriand, n’est pas philosophique ou scientifique, mais artistique. Il produit des émotions et des images, non des idées : et il ordonne, il exprime ces émotions et ces images, non pas selon la loi du vrai, mais selon la loi du beau. On comprendra à