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l’histoire.

beaucoup dans un sens et dans l’autre : et il vient aux résolutions prises. Je ne sais s’il y a une anecdote dans son livre : il faut qu’il s’agisse du marquis de Montferrat, pour qu’il nous détaille les circonstances de sa mort. Pour les autres, une ligne lui suffit. Cette brièveté n’est pas la sécheresse d’un narrateur encore gauche qui ne sait pas faire sortir et distribuer sa provision intime d’images et de sentiments : c’est la précision d’un homme d’action qui coupe court, hait la digression, l’anecdote, et ne veut donner que l’utile et solide substance des événements. Mais c’est aussi, et surtout, la réserve d’un politique qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait.

Ni naïf, ni cynique, Villehardouin ne se fait pas illusion sur le caractère de l’étrange croisade dont il fut un des chefs. Aussi ce soldat « qui ne mentit jamais », est-il souvent à demi sincère : il sait l’art de ne pas faire connaître la vérité sans rien articuler de faux. Il lui plaît qu’on prenne la conquête de l’empire grec pour un accident singulier amené par une suite de circonstances fortuites et fatales : il n’a garde de confesser que du jour où Boniface devint le chef de la croisade, c’était fait de la défense des lieux saints et du service de Dieu ; il n’a garde de laisser entendre que les Vénitiens ne sont pas des fils dévoués de l’Église, et peuvent entretenir des rapports quelconques avec Abd el-Melek, le sultan d’Égypte. Il ne lui plaît pas qu’on sache aussi de quelle façon le pape vit cet accomplissement du vœu fait en prenant la croix : et il ne souffle pas mot des remontrances, des menaces d’Innocent III, des négociations par lesquelles Boniface essaye de le ramener. Il ne faut pas qu’on sache que cet abbé des Vaux de Cernay qui ne veut pas aller ailleurs qu’en Terre Sainte ou en Égypte, parle au nom du pape, et avoué par lui : il faut qu’on croie que Rome n’a eu que des pardons et de la joie pour ses enfants qui lui ont rendu l’empire grec.

Après tout, cet abbé des Vaux de Cernay et tous ceux qui pensaient comme lui, n’avaient pas si tort, ce nous semble : Villehardouin a trouvé le biais qui les condamne. Ils voulaient « dépecer l’armée », la dissoudre ; ils refusaient l’obéissance aux chefs ; ils avaient peur de l’ « aventure ». Déserteurs, traîtres, lâches, voilà ce qu’ils sont : des gens sans honneur enfin. Il le dit, et il le croit. L’adresse est de ne montrer que cette face des choses : mais cette adresse, il ne l’aurait pas, si lui-même ne les voyait déjà ainsi. Sa force est dans ce qui se mêle de sincérité à son habileté.

Eclairé ainsi par ses propres sentiments, Villehardouin a touché juste. Dans une œuvre si sèche, ce politique met comme un germe de psychologie. Il a connu l’homme, et son temps, et sa race, le jour où il a mis en avant cette grande raison, l’honneur, la