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polémistes et orateurs.

sion des individualités. Les revendications féodales des légitimistes n’étaient pas à craindre : ce fut contre la démocratie que M. Guizot tourna tous ses efforts. Il est admirable et irritant dans sa politique de résistance, identifiant obstinément la bourgeoisie avec la France, les intérêts de la bourgeoisie avec la raison, et, cinquante ans après cette révolution qui avait cru faire place au mérite personnel en ruinant le privilège de la naissance, établissant durement, hautainement le privilège de l’argent : jamais il n’était plus bel orateur, jamais son raisonnement n’a été plus serré, sa parole plus animée, que lorsqu’il allait superbement contre la justice et contre la nécessité, lorsqu’il maintenait, au risque d’abîmer tout, l’iniquité d’une société chancelante. Un des plus grands monuments de son éloquence, c’est le discours par lequel il refusait d’admettre dans le corps électoral les avocats, les médecins, les capacités, comme on disait, qui n’avaient pas le cens obligatoire, c’est-à-dire cette partie même de la bourgeoisie qui n’avait que les lumières, le travail, sans l’argent.

M. Thiers [1] aussi souple que M. Guizot était rigide, était Marseillais et journaliste. Il avait la plus vive intelligence, la plus nettement bornée aussi. Moins métaphysicien encore que M. Guizot, il avait cet esprit de mesure et cet amour de la clarté, qui écartent les inquiétudes troublantes et les trop hautes questions : il était à l’aise dans la sphère des choses finies, matérielles et tangibles, des intérêts et des faits. S’il voulait philosopher et moraliser, il avait la profondeur de Scribe, son contemporain, une autre incarnation du même esprit. Très curieux d’art, il n’était pas artiste ; et le grand mouvement littéraire de son temps s’accomplit sans qu’il y comprit rien. Il le disait sur ses vieux jours : Le romantisme, c’est la Commune ; il l’abhorrait comme une insurrection ; il n’y sentait pas l’explosion puissante de l’art et de la poésie. Il n’eut

  1. Biographie : Adolphe Thiers (1797-1877), né à Marseille, avocat, arriva à Paris en 1820 ou 1821, avec Mignet, son ami de toute la vie ; il écrivit au Constitutionnel et aux Tablettes universelles ; de 1823 à 1827, il publia son Histoire de la Révolution française, œuvre facile et brillante, réhabilitation de l’esprit révolutionnaire contre la réaction légitimiste. Rédacteur au National en 1830, il rédigea la protestation des journalistes contre les ordonnances. Député, puis ministre de l’intérieur en 1832, en 1834, président du conseil en 1836 (mars à septembre), il se ligua avec Guizot pour renverser M. Molé. Il redevint président du conseil et ministre des affaires étrangères en 1850 (mars à octobre) ; il passa les huit dernières années du règne dans l’opposition. Député de 1848 à 1851, il soutint la candidature de Louis Bonaparte contre Cavaignac : puis il se prononça contre le prince pour l’Assemblée et les institutions parlementaires. Pour la fin de sa carrière, cf. p. 1018.

    Éditions : Histoire de la Révolution française, 10 vol. in-8, 1823-27 ; Histoire du Consulat et de l’Empire, 20 vol. in-8. 1845-1862 ; De la propriété. 1848 ; Discours parlementaires, publ. p. Calmon, C. Lévy, 16 vol. in-8, 1879-1889. — À consulter : J. Simon, Thiers, Guizot, Rémusat. P. de Rémusat, A. Thiers (coll. des Gr. Écr. fr.), Hachette, in-16, 1889.