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la poésie romantique.

Et, comme Hændel dont la perruque
Perdait sa farine en tremblant,
Il fait envoler de sa nuque
La neige qui la poudre à blanc[1].

Et vous avez là une peinture symbolique de l’hiver. Voilà par où, toujours en vertu de sa précise sensation de peintre, Gautier a pu faire de la poésie symbolique. Ce n’est rien de pareil à Hugo ni à Vigny ; mais qu’on lui donne un lieu commun, une idée, il en fera le « tableau », et c’est ce tableau que son vers décrit : voyez sa Caravane[2]; ici encore avant d’atteindre l’objet, nous devons repasser par la peinture.

Dans tout ce qu’a fait Gautier, se retrouve le talent qui fait sa personnalité. La moitié de son Capitaine Fracasse est une suite d’estampes sur l’époque Louis XIII. Ses voyages sont des carnets où les dessins sont écrits. Sa critique littéraire ou artistique consiste à reproduire les œuvres par son procédé, et, sans les juger, à nous en communiquer l’impression.

L’importance de Gautier est grande dans notre littérature : d’une part, par sa haine du bourgeois, il a dégagé le romantisme excentrique, malsain, nauséabond, qui pose pour la férocité et l’immoralité : il a engendré Baudelaire. D’autre part, son exactitude de peintre ou de graveur l’a fait sortir du romantisme : il a renoncé au lyrisme subjectif pour s’asservir à l’objet, au modèle. C’est le commencement de la littérature impersonnelle. Et enfin sa finesse de sens esthétique lui a de bonne heure révélé le juste prix de la couleur locale des romantiques : il a vu ce qu’il y avait de toc et de bric-à-brac dans leur moyen âge. Dès 1833 il s’en disait dégoûté. Quand il vit Athènes, il acheva d’abjurer le gothique, il médit même de Venise : le Parthénon l’avait conquis. Il était trop artiste, trop objectif, pour ne pas enfermer au fond de lui-même un classique. Et ainsi c’est sur Gautier en quelque sorte que pivote notre littérature pour se retourner du romantisme vers le naturalisme.

Voilà les maîtres, les chefs de 1830. Je ne finirais pas si je voulais nommer tous ceux qui à côté d’eux, disciples, amis, indépendants, firent de beaux vers, et se firent un nom. Je ne puis oublier cependant Sainte-Beuve[3] : non pour la poésie phtisique et moribonde de son Joseph Delorme, ni pour un certain goût de la nature d’exception, malsaine, avortée ou gâtée, mais pour avoir fait circuler, entre les superbes lieux communs de l’école, certaine veine de

  1. Émaux et Camées, 111.
  2. Poésies, I, 281.
  3. Cf. plus loin, p. 1040.