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Page:Laprade - Œuvres poétiques, Les Symphonies, 1878.djvu/85

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Mes souvenirs d’enfant et le toit de mes pères,
Mon vieux clocher, ma vigne et mes vergers prospères.
J’habite en paix leur ombre, et jamais je n’appris
Des hommes nos pareils la haine et le mépris.
Ami de ces forêts, frère des vieux érables
J’aime nos bois sacrés bien moins que mes semblables,
Et quoique sur ces monts, tout l’été, sans ennuis,
Je sache vivre seul bien des jours, bien des nuits,
C’est un bonheur plus grand, dès qu’arrive l’automne,
De rentrer dans le bourg que le pampre festonne.
Là, par mes compagnons, dans leur franche gaîté,
Du pâtre et du troupeau le retour est fêté ;
La table fume, et l’âtre est tout rouge de braise,
Et, le verre à la main, tous les soirs, à notre aise,
Nous chantons ; le vin vieux, à défaut de soleil,
Pendant les noirs hivers tient les cœurs en éveil.
Ainsi chaque saison, qu’un Dieu bon nous ramène,
Nous apporte un plaisir aussi bien qu’une peine.


LE POÈTE.

Ah ! j’ai trop éprouvé quel partage inégal,
En mesurant nos jours, grossit la part du mal !
Les hommes sont mauvais, et les destins sont pires,
Mais la nature, au moins, n’a pas de faux sourires ;
Vois-tu le vague ennui sur son front répandu ?
Moi, je n’y cherche pas l’espoir que j’ai perdu ;
Mais, à défaut d’une onde où je me désaltère,
Le désert à ma soif offre une ivresse austère,
Et, plongé dans son sein par l’inconnu rempli,
J’y respire à longs traits le vertige et l’oubli.