Aller au contenu

Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’en rougis plutôt. On l’a discuté pour moi. Celui qui me l’apporta me trahissait. Cette époque appartient à mon histoire, mais à mon histoire en grand. Si j’eusse voulu traiter alors sensément, j’aurais obtenu le royaume d’Italie, la Toscane ou la Corse, etc., etc., tout ce que j’aurais voulu. Ma décision fut une faute de mon caractère, une boutade de ma part, un véritable excès de tempérament. Je pris du dégoût et du mépris pour tout ce qui m’entourait ; j’en pris pour la fortune, que je me plus à braver. Je jetai les yeux sur un coin de terre où je puisse être mal, et profiter des fautes que l’on ferait. Je me décidai pour l’île d’Elbe. Cet acte fut celui d’une âme de rocher. Mon cher, je suis d’un caractère bien singulier, sans doute, mais on ne serait point extraordinaire si l’on n’était d’une trempe à part : je suis une parcelle de rocher lancée dans l’espace ! Vous me croirez peut-être difficilement ; mais je ne regrette point mes grandeurs : vous me voyez faiblement sensible à ce que j’ai perdu. – Et pourquoi ne vous croirais-je pas, Sire ? répondais-je, que regretteriez-vous ?… La vie de l’homme n’est qu’un atome dans la durée de l’histoire. Or, chez Votre Majesté, l’une est déjà si pleine que vous ne devez plus guère prendre d’intérêt qu’à l’autre : s’il en coûte ici à votre corps, votre mémoire y gagne au centuple : si vous eussiez dû finir au sein d’une prospérité non interrompue, que de grandes et belles choses eussent passé ignorées ! Votre Majesté me l’a déjà dit elle-même, et je suis demeuré frappé d’une telle vérité.

Il n’est pas de jour, en effet, que ceux qui furent vos ennemis ne répètent avec nous, qui sommes vos fidèles, que vous êtes bien certainement plus grand ici qu’aux Tuileries. Et même sur ce roc où vous ont déporté la violence et la mauvaise foi, n’y commandez-vous pas encore ? Vos geôliers, vos maîtres, sont à vos pieds ; votre âme soumet tout ce qui l’approche : vous vous montrez ici ce que l’histoire dit de saint Louis sous les chaînes des Sarrazins : le vrai maître de ses vainqueurs. Votre irrésistible ascendant vous accompagne ici. Nous le pensons tous autour de vous, Sire ; le commissaire russe le disait l’autre jour, nous assure-t-on, et ceux qui vous gardent l’éprouvent… Que regretteriez-vous ? etc., etc. »

En rentrant, l’Empereur a demandé son déjeuner sous la tente, en dépit de l’ouragan, et m’a gardé. L’eau ne perçait pas, nous en étions quittes pour une forte humidité ; mais les rafales de pluie et de vent tourbillonnaient autour de nous, et se précipitaient au loin devant nous vers le fond des vallées : ce spectacle n’était pas sans quelque beauté.