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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/22

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avait été ainsi, déclarant hautement qu’il était captif, et que nous ne devions tenir nul compte d’aucun de ses ordres ; que nous devions prendre le contre-pied de tout ce qu’on lui faisait dire ; que s’il nous exhortait à la paix, c’est qu’il nous demandait la guerre. Aussi je pense que nous avons été bien funestes au repos de l’infortuné monarque, et que nous avons notre part spéciale dans le pardon qu’il a consacré dans son testament en faveur de ses amis, qui, par un zèle indiscret, dit-il, lui ont fait tant de mal.

« Cependant notre émigration se prolongeait, en dépit de toutes les promesses que l’on nous faisait et de toutes les espérances dont nous nous bercions ; car, de quelles illusions, de quels contes, de quelles absurdités n’abusait-on pas notre impatience, soit qu’on voulût prévenir notre découragement, soit qu’on s’abusât soi-même ! On s’est amusé à calculer, d’après nos lettres et nos gazettes, que nous avions fait marcher près de deux millions d’hommes en moins de dix-huit mois, sans qu’il ait pourtant rien paru à nos yeux. « Mais, nous disaient en grande confidence les hauts initiés, c’est que ces troupes ne marchent que la nuit pour mieux surprendre nos démocrates, ou qu’elles ne passent de jour que par pelotons et sans uniformes, » ou autres choses de même force. D’un autre côté, c’était une foule de lettres que l’on se montrait les uns aux autres, de tous les pays et des meilleures sources, en style énigmatique que l’on croyait bien n’être intelligible que pour nous seuls. On mandait à l’un que cinquante mille cristaux de Bohême venaient d’être expédiés pour son pays ; l’autre était prévenu de l’envoi très prochain de dix mille porcelaines de Saxe ; on annonçait à un troisième vingt-cinq mille balles de cacao, et autres bêtises de la sorte.

« Comment se peut-il, me dis-je à présent, que des gens d’esprit, car il y en avait certainement beaucoup dans le nombre, que d’anciens ministres qui nous avaient gouvernés, que d’autres qui étaient destinés à le devenir, pussent donner dans de pareilles balivernes, ou que notre gros bon sens, dans la multitude, ne nous ait pas portés à leur rire au nez ? Mais non, nous n’en demeurions pas moins convaincus que nous touchions au terme de nos espérances, que ce moment approchait, qu’il était infaillible ; que nous n’aurions qu’à nous montrer, que nous étions vivement désirés, que tout serait à nos pieds. »

Ici l’Empereur, qui m’avait souvent interrompu pour rire et goguenarder, m’a dit fort sérieusement : « Combien votre tableau doit être fidèle ; car je reconnais là une foule des vôtres ! Vraiment, mon cher, soit dit sans vous insulter, la jactance, la crédulité, l’inconséquence,