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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/295

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dres, durant mon émigration, et s’en amusait fort. « Mais au fait, a-t-il dit, vous autres vous ayez dû honorer le métier, sinon par votre science, du moins par vos manières. » Et je lui ai appris alors qu’un de nos princes avait donné des leçons de mathématiques dans son émigration. « Et ce seul acte, s’est-il écrié vivement, en fait un homme ; il atteste quelque mérite : assurément, voilà un des plus grands succès de madame de Genlis. » Et je lui ai rendu une anecdote singulière qu’on m’avait racontée à ce sujet.

« Le prince, disais-je, était en Suisse ; il se trouvait avoir besoin de cacher soigneusement son existence et voulait prendre un nom qui eût l’air de quelque vérité. Un de nos évêques du Midi n’imagina rien de mieux que de lui donner celui d’un jeune Languedocien alors à Nîmes et très zélé protestant, ce qui convenait en cet instant, parce que le prince se trouvait dans un canton protestant, n’y ayant certainement nulle apparence, observait l’évêque, qu’il vînt jamais les démentir. Or, il était arrivé que le jeune homme avait marché aux armées, qu’il était devenu aide de camp de M. de Montesquiou, et qu’à peu de temps de là il avait émigré précisément en Suisse avec son général. Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver à table d’hôte avec quelqu’un qui avait son nom, sa religion, et était de sa ville ! C’était précisément la scène des deux Sosie ; mais ce qu’il y avait de plus plaisant, c’est que le nouveau venu avait aussi changé son nom et se cachait soigneusement. On ne trouve de ces incidents que dans les romans, et on ne les croit pas possibles. Peut-être celui-ci a-t-il été un tant soit peu arrangé ; cependant je croirais presque pouvoir affirmer le tenir de la bouche même du véritable Sosie. »

« Mais, disait ensuite l’Empereur, ceux de vous autres émigrés qui vous étiez créé des ressources au dehors, en rentrant en France vous avez dû vous trouver dépaysés, ruinés de nouveau ? – Oui, sans doute, Sire ; car nous ne retrouvions rien, et nous venions d’abandonner le peu que nous nous étions fait ; mais nous n’avions pas calculé. L’impatience de revoir le sol natal l’avait emporté ; aussi beaucoup se trouvèrent bientôt dans le plus grand dénuement, sans quoique ce fût au monde, bien que de grande connaissance, d’intimité, de familiarité même avec beaucoup de grands personnages du jour, de vos ministres, Sire, de vos conseillers d’État et autres ; circonstance qui suscita une saillie assez plaisante à l’un de nos esprits. Rencontrant dans le salon de la marine l’un des siens, et tous deux fort embarrassés de leur subsistance, il s’écria, en forme de consolation :