Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/31

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rent étaient si purs, si naturels, si généreux, qu’ils pourraient même au besoin s’en faire honneur, et ces dispositions, je dois le dire, étaient celles de la masse parmi nous, de cette foule surtout de gentilshommes de province qui, sacrifiant tout et n’attendant rien, sans fortune comme sans espérance, montraient un dévouement vraiment héroïque en ce qu’il n’avait d’autre but que ce qu’ils imaginaient être un devoir. Du reste, le vice en était tout à notre éducation politique, qui ne nous apprenait pas à distinguer nos devoirs, et nous faisait porter au prince seul ce qui appartenait à toute la patrie. Les erreurs passent avec les générations, les seules vérités demeurent ! Aussi dans l’avenir, quand les passions adverses seront éteintes, quand il ne restera plus de traces des intérêts croisés ou de l’aveuglement et de la fureur des partis, alors ce qui fut douteux pour nous sera positif pour d’autres. Ce qui était excusable ou même licite en nous, qui nous trouvions entre un vieil ordre de choses qui finissait et un nouveau qui s’élevait ; sera tenu pour hautement coupable parmi ceux qui jouiront de doctrines arrêtées. Là passeront comme articles de foi ; 1° que le plus grand de tous les crimes est d’introduire l’étranger au sein de la patrie ; 2° que la souveraineté ne saurait être errante ; mais qu’elle est inséparable du territoire et demeure liée à la masse des citoyens ; 3° que la patrie ne saurait être voyageuse, mais qu’elle est immuable et toute sur le sol sacré qui nous a donné la naissance, et où reposent les ossements de nos pères. Telles sont les grandes maximes et beaucoup d’autres encore qui demeureront enfantées par notre émigration ; telles sont les grandes vérités qu’on recueillera de nos malheurs ! »

« Très bien, a dit l’Empereur, très bien ; voilà ce qui s’appelle être sans préjugés, voilà de vraies vues philosophiques ! Et l’on dira de vous que vous avez su profiter des leçons du temps et de l’adversité. »

« Sire, durant notre séjour à bord du Northumberland, et dans les loisirs de la traversée, les Anglais plus d’une fois touchèrent vis-à-vis de nous ce point délicat ; égarés par la guerre qu’ils nous avaient faite avec fureur, aussi bien que par les maximes dont l’intérêt du moment remplissait leurs journaux, en opposition même avec leurs doctrines nationales, ils nous entretenaient des mérites de l’émigration, des vertus dont ils avaient été les témoins, et trouvaient la nation coupable d’y avoir résisté. Mais quand les arguments se compliquaient trop, ou que nous voulions y mettre un terme subit, nous l’obtenions d’un mot ; nous leur disions : « Reportez-vous au moment de votre révolution ; figurez--