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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/328

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L’abbé, se retournant et n’apercevant plus que les valets, ferma le livre et sortit aussi, disant qu’il n’était pas payé pour dire la messe à la canaille.

Je disais à l’Empereur : « C’est de la bouche même de Votre Majesté que j’ai appris le nom de l’abbé Siéyes et que je suis venu à connaître sa figure. Quelques jours après ma présentation à la cour, dans une de vos audiences, après m’avoir dépassé, Votre Majesté s’arrêta à mon voisin, en l’interpellant par son nom ; tout encore aux préjugés de l’émigration, je me crus pestiféré ; c’était pour moi une hyène, un griffon, tout ce qu’on voudra, tant il était mal noté et poursuivi parmi nous. – Nul doute, mon cher, a repris l’Empereur, que ce ne fût la mort sans phrase qui agissait ; mais on assure qu’il l’a désavoué. »

Alors je lui ai répété une anecdote qui avait couru dans le temps au faubourg Saint-Germain, sur laquelle on a dû voir plus haut que l’Empereur ne s’était pas prononcé ; on lui faisait répondre à Siéyes, qui avait employé le mot de tyran en parlant de Louis XVI : « Monsieur l’abbé, s’il eût été tyran, je ne serais pas ici, et vous diriez encore la messe. – J’aurais pu le penser, a dit cette fois l’Empereur, mais je n’aurais jamais eu la bêtise de le dire ; c’est un des contes bleus de vos salons. Je ne faisais pas de pareilles gaucheries. J’avais pour but d’éteindre le feu, et j’aurais eu garde de jeter des combustibles sur le brasier. Le torrent alors n’était que trop prononcé contre certains chefs de la révolution. J’étais obligé de les soutenir, et je le faisais, loin de les lâcher. Aussi quelqu’un ayant déterré, on ne sait où, un buste de Siéyes en abbé, on l’étala dans une exposition du gouvernement ; ce fut aussitôt un cancan universel. Siéyes, furieux, se mettait en route pour me porter plainte ; mais la mercuriale était déjà donnée et le buste retiré.

Mon grand principe était de prévenir toute réaction, d’ensevelir entièrement le passé. Jamais on ne m’a vu revenir sur aucune opinion ni proscrire aucun acte. Je m’étais environné de votants : j’en avais aux ministères, au Conseil d’État, partout. Je n’approuvais pas la doctrine, mais je n’avais rien à faire avec l’acte ; étais-je leur juge ? et qui m’en eut donné le droit ? Puis les uns avaient agi par conviction, d’autres par faiblesse et terreur ; tous par le délire, la fureur, la tempête du moment. Le pauvre Louis XVI se trouva sous la fatalité des tragiques grecs, etc. »

Je disais encore à l’Empereur qu’il avait couru aussi dans le faubourg