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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/33

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la rapporte pas ici. L’empereur lui disait un jour : « Pourquoi croyez-vous que je cherche à m’entourer des grands noms de l’ancienne monarchie ! – Sire, mais peut-être pour splendeur de votre trône, et pour ménager certaines apparences aux regards de l’Europe. – Ah ! vous y voilà bien avec votre orgueil et vos préjugés de classe. Eh bien ! sachez que mes victoires et ma force me recommandent en Europe bien autrement que ne pourraient le faire tous vos grands noms, et qu’au-dedans ma prédilection apparente pour eux me fait beaucoup de tort, me dépopularise infiniment. Vous attribuez à de petites vues ce qui tient à de fort larges. Je constitue une société, une nation, et je me trouve sous la main des éléments tout à fait antipathiques. Les nobles et les émigrés ne sont qu’un point dans la masse, et cette masse leur est hostile et demeure fort ulcérée ; elle me pardonne avec peine de les avoir rappelés. Pour moi, je l’ai cru un devoir ; mais si je les laisse demeurer formant un corps, ils peuvent un jour servir à l’étranger, nous devenir nuisibles et courir eux-mêmes de grands périls. Je ne cherche donc qu’à les dissoudre et à les isoler. Si j’en place autour de moi, dans les administrations, dans l’armée, c’est afin de les incruster dans la masse, et pour faire en sorte que le tout ne fasse plus qu’un ; car je suis mortel, et si je venais à vous quitter avant que cette fusion se fût opérée, vous verriez quels inconvénients entraîneraient ces parties hétérogènes, et le terrible danger dont certaines personnes pourraient être victimes ! Ainsi donc, Monsieur, mes vues tiennent toutes à l’humanité et à la haute politique : nullement à de vains et sots préjugés. »

Et sur ce que je me récriais auprès du narrateur, combien peu aux Tuileries nous connaissions le véritable caractère de Napoléon, les hautes et excellentes qualités de son âme et de son cœur, il me répondait que pour lui il avait été personnellement plus heureux, et qu’il allait m’en donner une preuve qu’il choisissait entre dix : « L’Empereur, me disait-il, dans son Conseil privé, se montrait un jour fort monté contre le général La Fayette, et fit une sortie des plus vives contre ses opinions, ses principes, qu’il disait capables de mettre un État en complète dissolution ; et, s’animant par degrés, il se mit en une véritable colère. Je me trouvais un des membres de ce Conseil ; nouvellement admis et peu fait encore aux manières de l’Empereur, bien qu’arrêté par mes deux voisins, je pris aussitôt la parole en défense de l’accusé, assurant qu’on l’avait calomnié auprès du souverain, qu’il vivait paisible dans ses terres avec des opinions personnelles qui ne