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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/36

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disait l’Empereur ; mais il se trouva le pire de tous. Je vois encore ce maudit homme, dans son bel accoutrement du dimanche, bien boursouflé sous un grand habit cramoisi : c’était un misérable. Heureusement la générosité de la maîtresse de la maison, peut-être une secrète sympathie d’opinions, me sauvèrent. Elle détourna constamment, avec esprit, les coups qui eussent pu porter ; elle fut sans cesse le bouclier gracieux sur lequel les armes venaient perdre leurs forces ; enfin elle me préserva de toute blessure, et il m’est toujours resté d’elle un agréable souvenir pour le service que j’en reçus dans cette espèce d’échauffourée.

Cette diversité d’opinions, faisait observer l’Empereur, se trouvait alors dans toute la France. Dans les salons, dans la rue, sur les chemins, dans les auberges, tous les esprits étaient prêts à s’enflammer, et rien de plus facile que de se méprendre sur la force des partis et de l’opinion, suivant les localités où l’on se plaçait. Ainsi un patriote s’en laissait imposer facilement s’il se trouvait dans les salons ou parmi les rassemblements d’officiers, tant il se voyait en minorité ; mais sitôt qu’il était dans la rue ou parmi les soldats, il se retrouvait alors au milieu de la nation tout entière. Les sentiments du jour ne laissèrent pas de gagner jusqu’aux officiers mêmes, surtout après le fameux serment à la nation, à la loi et au roi. Jusque-là, continuait l’Empereur, si j’eusse reçu l’ordre de tourner mes canons contre le peuple ; je ne doute pas que l’habitude, le préjugé, l’éducation, le nom du roi, ne m’eussent porté à obéir ; mais le serment national une fois prêté, c’eût été fini, je n’eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient dès lors en harmonie avec mes devoirs, et s’arrangeaient à merveille de toute la métaphysique de l’Assemblée. Toutefois les officiers patriotes, il faut en convenir, ne composaient que le petit nombre ; mais, avec le levier des soldats, ils conduisaient le régiment et faisaient la loi. Les camarades du parti opposé, les chefs mêmes recouraient à nous dans tous les moments de crise. Je me souviens, par exemple, disait-il, d’avoir arraché à la fureur de la populace un des nôtres, dont le crime était d’avoir entonné, des fenêtres de notre salle à manger, la célèbre romance de : O Richard ! ô mon roi ! Je me doutais bien peu alors qu’un jour cet air serait proscrit aussi de la sorte à cause de moi. C’est comme au 10 août, voyant enlever le château des Tuileries et se saisir du roi, j’étais assurément bien loin de penser que je le remplacerais, et que ce palais serait ma demeure. »