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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/377

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Je convenais que l’Empereur avait toute raison. Il avait perdu le trône il est vrai, mais volontairement, et en lui préférant notre salut et son honneur. L’histoire apprécierait dignement ce sublime sacrifice. La puissance et la vie sont passagères ; la gloire seule demeure, elle est immortelle.

Mais, demandait alors l’Empereur, l’histoire serait-elle bien juste ? pourrait-elle l’être ? On était inondé, disait-il, de tant de pamphlets et de mensonges, ses actions étaient tellement défigurées, son caractère si obscurci si méconnu ! etc. On répondait que le temps de sa vie serait précisément le plus incertain ; que ses contemporains seuls pourraient tout au plus être injustes ; que les nuages disparaîtraient, ainsi qu’il l’avait déjà dit lui-même à mesure qu’il s’avancerait dans la postérité ; qu’il gagnait déjà chaque jour ; que l’homme de génie s’en saisirait comme du plus beau sujet de l’histoire ; que la première catastrophe seule eût été peut-être fatale à sa mémoire, beaucoup de voix étant alors contre lui, mais que les prodiges de son retour, les actes de sa courte administration, son exil à Sainte-Hélène, le laissent aujourd’hui rayonnant de gloire aux yeux des peuples et aux pinceaux de l’avenir. « Il est vrai, a-t-il repris avec une espèce de satisfaction, que ma destinée se montre au rebours des autres ; la chute les abaisse d’ordinaire, la mienne me relève infiniment. Chaque jour me dépouille de ma peau de tyran, de meurtrier, de féroce… »

Et après quelques secondes de silence, il est revenu sur Anvers et l’expédition anglaise. « Le gouvernement anglais et son général ont lutté d’impéritie, a-t-il dit. Si lord Chatam, que nos soldats n’appelèrent que milord j’attends, se fût précipité vigoureusement, sans doute il pouvait peut-être détruire notre bel et précieux établissement par un coup de main ; mais le premier moment perdu, et notre flotte rentrée, la place se trouvait à l’abri. On a fait beaucoup trop d’étalage des efforts et des mesures prises pour son salut. On n’avait excité le zèle des citoyens que dans des intentions mystérieuses et coupables. » Et comme je lui fournissais quelques détails dont j’avais été le témoin, et qu’il m’est arrivé de dire que d’ordinaire les maréchaux passent les armées

    qu’elle ne l’a reçue. Si donc les alliés voulaient changer les bases proposées et acceptées, les limites naturelles, l’Empereur ne voit que trois partis : ou combattre et vaincre, ou combattre et mourir glorieusement, ou enfin, si la nation ne le soutenait pas, abdiquer. Il ne tient pas aux grandeurs ; il n’en achètera jamais la conservation par l’avilissement. »
        « J’attends, Monsieur, de votre impartialité, que vous voudrez bien donner place à cette lettre dans votre journal, et je saisis cette occasion pour vous offrir l’assurance de ma considération distinguée. »

    « Signé Caulaincourt, duc de Vicence. »