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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/489

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beaucoup trop au-dessous de lui ! Nul doute que le dégoût et une humeur secrète auront dicté le silence qui m’a affecté. Devons-nous lui demeurer inutiles ? ne pouvons-nous le servir qu’en l’affligeant ? Et alors beaucoup de ses observations passées me revinrent à l’esprit. Ne lui avais-je pas donné connaissance de la chose, ne l’avait-il pas approuvée ? que voulais-je de plus[1] ? C’était à moi désormais à agir : aussi mon parti fut pris à l’instant. Je résolus d’aller en avant sans lui en reparler davantage, et, pour que la chose demeurât secrète, je me promis de la garder pour moi seul.

Il y avait plusieurs mois que j’étais parvenu à faire passer la fameuse lettre en réponse à sir Hudson Lowe, touchant les commissaires des alliés, la première, la seule pièce qui jusque-là eût été expédiée en Europe. Celui qui avait bien voulu s’en charger m’avait apporté un grand morceau de satin sur une partie duquel elle fut écrite. Il m’en restait encore ; c’était là précisément mon affaire. Ainsi tout concourait à me précipiter vers le gouffre où j’allais tomber.

Dès que le jour parut, je donnai à mon fils, de la discrétion duquel j’étais sûr, le reste du satin, sur lequel il passa toute la journée à tracer ma lettre au prince Lucien. La nuit venue, mon jeune mulâtre fut fidèle à sa parole. Il était un peu tailleur. Je lui fis coudre devant moi, dans ses vêtements, ce que je lui confiais, et il prit congé, moi lui promettant encore de nouvelles choses s’il revenait, ou lui souhaitant un bon voyage si je ne devais pas le revoir ; et je me couchai le cœur allégé, l’esprit satisfait comme d’une journée bien et heureusement remplie. Que j’étais loin en ce moment d’imaginer que je venais de trancher de mes propres mains le fil de mes destinées à Longwood !!!

Hélas ! on va voir que vingt-quatre heures n’étaient pas écoulées, que, sous prétexte de cette lettre, j’étais déjà enlevé de Longwood, et que ma personne et tous mes papiers se trouvaient au pouvoir et à l’entière disposition du gouverneur sir Hudson Lowe. À présent, si l’on me demande comment je pouvais avoir aussi peu de défiance et ne soupçonner aucunement qu’il était possible qu’on me tendît un piège, je réponds que mon domestique m’avait paru honnête, je le croyais fidèle, et puis j’étais encore étranger à toute idée d’agents provocateurs, invention nouvelle dont les ministres anglais d’alors peuvent réclamer l’honneur, et qui a tant prospéré depuis sur le continent.

  1. Le journal du docteur O’Méara m’apprend, au bout de six ans, que j’avais précisément deviné l’Empereur.