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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/734

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vendre mes marchandises. — Pour quel motif ? que lui avez-vous « fait ? — Mes porcs disparaissent, mon clairet coule, mes canards me mangent plus qu’ils ne valent, ah ! — Mais enfin quel tort ? — Ces maudits livres, ah ! — Ces livres de messe ? — De messe, vous le croyez, je l’ai cru, je les ai apportés ; eh bien ! ce sont des livres que ce maudit O’Méara a écrits contre Hudson Lowe, ah ! » Je laissai mon homme gémir à son aise, je débarquai mes effets et rentrai à Longwood. Les préventions s’étaient dissipées, les soupçons éteints, je reçus une lettre du comte Bertrand qui m’annonçait que j’étais agréé comme chirurgien ordinaire de l’Empereur.

Je fus présenté à Sa Majesté. La chambre était petite, extrêmement obscure, il était dans son lit ; je ne l’aperçus pas d’abord. Je m’avançai dans une espèce de recueillement religieux. Il le vit, et m’adressant la parole de la manière la plus gracieuse : « Approchez-vous de moi, « Capocorsinaccio, me dit-il en italien, langue que dès lors il employa constamment dans nos conversations ; approchez afin que je puisse vous voir plus distinctement, et surtout vous mieux entendre, car sur ce triste rocher je suis devenu tout à fait sourd. » Je m’approchai. Il me jeta un coup d’œil qui ne parut pas m’être défavorable, et reprit : « J’ai été bien près de votre pays dans ma première jeunesse ; je débarquai à peu de distance de Morsiglia, au port de Macinajo. Je fus de là à Rogliano, où je vis une belle maison peinte à la génoise, à Tomino, à Porticciolo. Je me rendais à Bastia ; mais, le croiriez-vous ? j’eus toutes les peines du monde de trouver un cheval et un homme qui voulût m’accompagner ; j’y parvins cependant. Le squelette qu’on me donna pouvait à peine se tenir sur ses jambes, mais il était habitué à ces routes escarpées ; il me fut extrêmement utile. J’arrivai enfin à Bastia ; j’étais content de mon guide, il le fut aussi de moi.

« Mais c’est assez parler d’un pays que je ne reverrai plus. Y a-t-il longtemps que vous n’êtes allé en Corse ? — Deux ans, Sire. — « Quel âge avez-vous ? — Environ trente ans. — Oh ! oh ! vous pourriez être mon fils. Quel âge a votre père ? — Il approche de soixante-dix ans. — Il est notaire : fait-il quelquefois, comme ses bons confrères, de faux actes, des testaments supposés ? » Je ne répondais pas, il répéta la question en riant plus fort. « Mon père jouit de l’estime publique et de la confiance de son canton. — En ce cas il n’y a rien à dire. Vous rappelez-vous l’époque où je conquis l’Italie pour la première fois ? — J’en conserve un vague souvenir. — Quelle ivresse ! quelles acclamations ! ce n’était qu’un cri d’enthousiasme. La population se