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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/746

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vre son lit d’ouvrages, il les feuillette, les parcourt, et les jette à mesure. — Pourquoi ne les avoir pas ramassés ? — Il lisait toujours. — « Cela empêchait-il ? — Tant qu’il en tient un dans les mains, il ne souffre pas qu’on l’interrompe. Les bons glissent sur le parquet, les médiocres sont repoussés avec dédain, et les mauvais collés sur la muraille. « Mais ce n’est que lorsque l’Empereur est dehors ou au bain, qu’il est permis d’y toucher. »

3 octobre. — L’Empereur se trouve mieux. Je l’accompagne au jardin ; et lui parle des soins qu’exige sa santé, de la fin prochaine de ses souffrances.

« Docteur, le climat est choisi ; il ne laissera pas échapper sa victime. Mais vous-même, comment vous trouvez-vous de votre situation ? Les 9.000 francs qu’on vous a assignés suffisent-ils à vos besoins ? » Je le priai de croire que je m’estimais trop heureux d’être auprès de lui, que je ne cherchais pas la fortune, que je n’avais eu d’autre ambition que de lui offrir mes services. « C’est très-bien, cher docteur ; mais réunir les deux choses est encore mieux. Je vous accorde ce que je donnais à Paris. Les circonstances ne sont plus les mêmes, il n’y a pas de comparaison à faire. Mais je veux que vos appointements puissent faire face à vos besoins ; c’est mon intention ; voyez si on a calé trop bas. » Je lui répondis que c’était plus qu’il ne fallait, que j’étais confus des bontés qu’il avait pour moi. « Combien de temps pensez-yous rester ici ? — Tant que vous daignerez agréer mes services. — Savez-vous que mon chirurgien est également celui des personnes de ma maison ? qu’étant seul il doit tout faire ? être chirurgien, médecin, apothicaire ? — Je le sais, Sire. Je suis à vous à la vie et à la mort, vous pouvez disposer de moi.— Eh bien ! je ne veux pas vous retenir plus de cinq ans sur cet écueil. Ce temps révolu, je vous assure 8 à 9.000 francs de pension annuelle. Vous retournerez en Europe, vous aurez une existence indépendante, vous pourrez continuer vos travaux anatomiques. Je vous dois ma bienveillance, mon estime, mon affection. »

4. — J’ai suivi l’Empereur au jardin. Il était sombre, affecté, il s’assit sous une touffe d’arbres. « Ah ! docteur, où est le beau ciel de la Corse ? » Il s’arrêta quelques instants, et reprit : « Le sort n’a pas permis que je revisse ces lieux où me reportent les souvenirs de mon enfance : je voulais, je pouvais m’en réserver la souveraineté ; une intrigue, un mouvement d’humeur changea mon choix ; je préférai l’île d’Elbe. Si j’eusse suivi ma première idée, que je me fusse retiré à Ajaccio, peut-être n’eussé-je pas pensé à ressaisir les rênes du pouvoir ; je