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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/752

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10. — L’Empereur se plaint de légères douleurs abdominales. « Profitez, me dit-il, de l’autorisation du Sicilien, voyez, parcourez les hôpitaux. J’aperçois un de ces kalmoucks qui s’avance ; c’est sans doute celui qui doit veiller sur vous. » Napoléon disait juste ; c’était le docteur Arnolt que Son Excellence avait chargé de l’accompagner. Je me mis sous son aile et j’allai. Nous descendîmes à James-Town, puis nous poussâmes jusqu’à Dead-Wood. Après avoir vu ce que j’avais à observer dans ces hôpitaux, je regagnai Longwood. Je n’étais plus sous la conduite du docteur Arnolt ; j’avais pour escorte un officier avec lequel je ne tardai pas à lier conversation. La pluie avait détrempé la terre. Je m’impatientais de voir mon cheval se débattre dans cet amas de boue : « C’est, me dit-il, l’inconvénient des terres argileuses ; il faut nous y résigner. » Nous atteignîmes en causant un point de vue d’où l’on découvrait à plein des roches à moitié détachées, des abîmes dont l’œil n’osait mesurer la profondeur. Mon guide expliquait tout avec une sollicitude, qu’un géologue seul peut portera ces convulsions de la nature. Il parlait de volcans, de laves, de niveau, de déchirures. Je voyais assez que Sainte-Hélène est d’origine volcanique. Je mesurais ces amas sourcilleux qui se perdent dans les nues, je suivais ces chaînes qui courent de l’est à l’ouest, qui se détachent, se groupent, se bifurquent, s’avancent au midi, s’infléchissent vers le nord, et présentent un amas d’aiguilles, de précipices, de décombres, tels qu’on n’en voit nulle part ailleurs. Je contemplais ce désordre, ces montagnes qui semblent se disputer l’espace. « Vous apercevriez bien pis, me dit mon guide, si vous gravissiez le pic de Diane, si votre œil embrassait l’île entière… — Que pourrais-je apercevoir de plus affreux ?… des pics, des abîmes, point d’arbres, point de végétation ! Tout est nu, décharné ! » La vue s’ouvrit tout à coup ; il me fit remarquer le tableau qui se déroulait à nos yeux : c’étaient des lambeaux de verdure, quelques bœufs, des chevaux étiques qui broutaient une herbe rare au bord des précipices. « Il ne vient rien ici qui ne soit aride ou coriace. Il n’y neige ni tonne, mais les pluies y sont fréquentes, les vents impétueux, et la température dans une oscillation continuelle. Ici est un bas-fond où l’on étouffe, là un couloir qui vous glace, plus loin un épais brouillard. On est haletant, transi, détrempé ; en quelques secondes on passe par tous les degrés de l’échelle thermométrique. Je quitte mes bottes le soir propres et lisses, le lendemain elles sont couvertes de moisissures. Nous sommes en butte à toute l’inclémence de la saison. Si la pluie est battante, nos toits sont aussitôt percés ; si c’est au contraire le soleil