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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/808

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30. — L’Empereur était dans une situation déplorable ; mais la maladie ne faisait qu’exalter l’aversion qu’il avait pour les médicaments. J’avais beau combattre sa répugnance, il repoussait tout. J’étais accablé du spectacle de ce grand homme qui se consumait sous mes yeux ; la douleur de voir le remède et de ne pouvoir l’appliquer, l’amour, les regrets, tous les sentiments se disputaient mon âme ; mes forces étaient à bout. Napoléon s’en aperçut. « Vous n’êtes pas bien, me dit-il ; vous périssez, vous succombez au mal. Devez-vous aussi être victime de cet affreux climat ? Allons, du courage, je vais faire venir un médecin d’Europe, il vous aidera. » J’étais si satisfait de cette résolution, que je ne me donnai pas le loisir de peser ma réponse. « Ah ! Sire, lui répliquai-je avec émotion, hàtez-vous, pendant qu’il en est temps encore. — Qu’il en est temps ! que voulez-vous dire ? Est-ce vous ? est-ce moi ? l’un de nous doit-il mourir avant qu’il arrive ? Si c’est moi, eh bien ! à la bonne heure ; mais dans aucun cas je ne veux ni consulter ni voir les médecins anglais qui sont dans l’île. J’aime mieux souffrir que de les voir autour de moi. D’ailleurs à quoi seraient-ils bons ? J’ai mis ma confiance en vous ; vous vous intéressez à moi ; je juge de votre attachement par votre zèle ; je vous suis reconnaissant des soins que vous me prodiguez. Mais, cher docteur, si mon heure est sonnée, s’il est écrit là-haut que je dois périr, ni vous ni tous les médecins du monde ne changerez l’arrêt. » Il avait les yeux fixés au ciel, le son de sa voix était élevé, sonore ; je ne fus pas maître de mon émotion. Je me retirai, j’avais une fièvre ardente, je restai quelques jours sans pouvoir lui donner mes soins. Enfin il désira me voir ; je fis un effort, j’allai, je le trouvai dans son lit, se plaignant d’une douleur insupportable qu’il éprouvait dans l’hypocondre gauche ; il avait de la difficulté à respirer.

12 février. — L’Empereur se trouve un peu mieux.

15. — L’Empereur continue à être mieux. « Étiez-vous à Milan, docteur, lorsque j’allai prendre la couronne de fer ? — Non, Sire. — Et lorsque je fus à Venise ? — Je n’y étais pas non plus ; mais Votre Majesté venait de planter nos aigles sur la Vistule ; l’Italie était ivre de gloire, toute la population se pressait sur ses pas. — Il est vrai que je fus vivement accueilli, surtout dans les lagunes. Venise avait mis en mer toutes ses gondoles : c’étaient dés franges, des plumes, des étoffes ; tout ce qu’il y avait de beau, d’élégant était accouru à Fusine. Jamais l’Adriatique n’avait vu de cortége si pompeux. — Cette explosion était toute naturelle ; d’une main vous refouliez les Sarmates, de l’autre